A l’opposé des effusions du romantisme, la musique d’Edgar Varèse se singularise par sa force tellurique et son impact sonore. Elle a traversé le xxème siècle comme un mégalithe perdu dans la galaxie, bousculant tout sur son passage. Le chef d’orchestre Riccardo Chailly l’a saisie en vol, le temps d’une intégrale sur disque. Au milieu […]
A l’opposé des effusions du romantisme, la musique d’Edgar Varèse se singularise par sa force tellurique et son impact sonore. Elle a traversé le xxème siècle comme un mégalithe perdu dans la galaxie, bousculant tout sur son passage. Le chef d’orchestre Riccardo Chailly l’a saisie en vol, le temps d’une intégrale sur disque.
Au milieu des années 30, les rares exécutions des oeuvres d’Edgar Varèse étaient sanctionnées par des commentaires lapidaires : « absurdes, sans queue ni tête… intéressantes, mais pas de « musique », naturellement »… Combien de musiciens du passé Monteverdi, par exemple ont dû ainsi subir l’affront d’une salle vide ou l’acidité des critiques ? Pourtant, Stravinski, avec son Sacre du printemps, déclenche autant le scandale en 1913 à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, que Varèse, plus de quarante ans plus tard, avec l’exécution publique de sa partition Déserts, dans la même salle. Pareillement, en 1917, Erik Satie, associé à Jean Cocteau et Pablo Picasso pour le « ballet cubiste » Parade, défraie la chronique avec ses orchestrations « en à-plat » et ses rythmes répétés à l’envi. Aujourd’hui, Satie et Stravinski, à des degrés divers, sont devenus des figures majeures de la musique du xxème siècle, tandis que Varèse reste un musicien de l’ombre, dont les oeuvres figurent trop rarement à l’affiche des salles de concert. Sa musique serait-elle trop compliquée à jouer ? On objectera qu’elle n’a été dirigée jusque-là que par des chefs d’orchestre expérimentés dans le répertoire contemporain, de Leopold Stokowski à Pierre Boulez en passant par Maurice Abravanel, Robert Craft et Hermann Scherchen. Cette nouvelle intégrale discographique, réalisée sous la direction du chef Riccardo Chailly à la tête de l’Orchestre royal du Concertgebouw et de l’Ensemble Asko qui fait suite à plusieurs exécutions en concert , risque fort, pourtant, de bousculer nos habitudes d’écoute.
Spécialisé à la fois dans le répertoire lyrique (de Rossini à Zemlinsky) et l’orchestre (de Bruckner à Messiaen) du XIXème à la première moitié du XXème siècle, ce chef, né à Milan en 1953, nous fait découvrir cette musique sous un nouvel éclairage, et avec deux orchestres de premier plan : « J’ai découvert que l’Ensemble Asko était tellement investi dans la musique de chambre de Varèse qu’il la joue avec la même passion, la même conviction et le même naturel que d’autres jouent un menuetto ou la Petite musique de nuit de Mozart. » Dirigé par des chefs « classiques » comme Willem Mengelberg, Eduard Van Beinum, Eugen Jochum et Bernard Haitink, l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam n’était jusque-là guère préparé à interpréter Varèse ; directeur de cette formation depuis dix ans, Riccardo Chailly a su peu à peu persuader ses musiciens… Le déclic eut lieu lors d’un concert au Festival de Lucerne, où l’Orchestre jouait le même soir le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy et Amériques de Varèse. « Dès ses premières oeuvres, précise Riccardo Chailly, Varèse se distingue par un langage international, cosmopolite et toujours d’actualité. Nous devons être enfin prêts, à la veille du xxième siècle, à recevoir cette musique qui est l’une des clés de notre monde contemporain. C’est un homme exceptionnel qui a su mener sa vie en solitaire, à l’écart du système d’écriture sérielle allemand de Schoenberg. Il a trouvé lui-même ses propres sources d’inspiration, sans rien devoir à personne. »
Américain d’origine française, né à Paris en 1883 d’une mère bourguignonne les quelques témoignages sonores qui subsistent révèlent un bon accent et d’un père d’origine italienne, Edgar Varèse a étudié la musique d’abord à Turin, en cachette de son père qu’il n’a jamais aimé , puis
à Paris avec Vincent d’Indy, Albert Roussel et Charles Marie Widor. Au début du siècle, il se lie d’amitié à Berlin avec des musiciens (Ferucio Busoni, Richard Strauss) et l’écrivain Hugo von Hofmannsthal, sur un livret duquel il commence un opéra, oedipe et le Sphinx, demeuré inachevé, puis détruit, comme son poème symphonique Gargantua. Egalement interrompu, le projet parisien avec Satie, Cocteau et Apollinaire d’une version du Songe d’une nuit d’été destinée à un cirque itinérant et dont il ne subsiste aucune trace. Dans ces années 10 fut créé à Berlin son second poème symphonique, Bourgogne, que le compositeur détruira cinquante ans plus tard, mécontent de cette première manière.
A Paris, quand éclate la Première Guerre mondiale, il apprend que ses manuscrits restés à Berlin ont brûlé dans l’incendie d’un entrepôt. Déçu et incompris en France (malgré une rencontre décisive en 1908 avec Claude Debussy), le jeune musicien, mobilisé puis réformé par l’armée française, s’exile aux Etats-Unis où il espère trouver un public plus réceptif à sa révolution sonore. Si le premier orchestre qu’il fonde en 1919 le New Symphony Orchestra pour l’interprétation de la musique nouvelle reçoit un accueil mitigé, en revanche l’exécution d’Amériques, première partition composée à son arrivée aux Etats-Unis « Avec Amériques, j’ai commencé à écrire ma propre musique » , obtient un succès triomphal à sa création en 1926, à Philadelphie et New York, sous la direction de Stokowski. Partition prophétique, Amériques dépasse le projet futuriste d’une musique violemment lyrique, ancrée dans le monde moderne des machines. A l’instar de Charles Ives le seul compositeur avec lequel on peut lecomparer à l’époque , Varèse se concentre sur des blocs sonores qui s’affrontent, se frottent et évoluent dans un étrange ballet, à la manière d’un mobile de Calder. Si des réminiscences de Debussy (Jeux), Stravinski (Le Sacre du printemps), Satie (Parade) et Schoenberg (Couleurs, ou matin d’été sur un lac, la troisième des Cinq pièces pour orchestre) sont encore présentes, Varèse impose déjà son style inimitable, basé sur une exploration du timbre sous tous ses aspects : rythme, mélodie, forme. Soixante-dix ans plus tard, Amériques est encore ce brûlot incandescent, primitif et rugueux, qui rayonne sur l’ensemble des musiques du xxème siècle. L’année suivante, avec Arcana, Varèse plonge dans la Philosophie hermétique de Paracelse, plaçant en exergue de sa partition cette phrase de l’alchimiste : « Une étoile existe, plus haut que tout le reste. C’est l’étoile apocalyptique. La deuxième étoile est celle de l’ascendant. La troisième étoile est celle des éléments ceux-ci sont au nombre de quatre, ainsi six étoiles sont établies. Outre celles-ci, il y a encore une autre étoile, l’imagination, qui donne naissance à une nouvelle étoile et à un nouveau ciel. » Entre imagination et incantation, Varèse recherche « une force qui prend, qui empoigne, comme en Espagne les taureaux ou le catholicisme ». Voilà l’un des secrets du compositeur, cette force, cette exaltation puissante d’un monde en gestation, qui se rebelle dans le cri déchirant d’Hyperprism (1923), balaie le spectre sonore dans Arcana (1927) et aboutit, vingt-sept ans plus tard, aux îlots de silence de Déserts, « non seulement les déserts physiques, du sable, de la mer, des montagnes et de la neige, de l’espace extérieur, des rues désertes dans les villes… mais aussi ce lointain espace intérieur où l’homme est seul dans un monde de mystère et de solitude essentielle ».
Selon Riccardo Chailly, Varèse est sans conteste un inventeur qui a transmis à l’orchestre les sons gutturaux de la voix, avec une sauvagerie vivifiante. Pour l’intégrale qu’il vient d’enregistrer, il a recherché les versions originales de plusieurs partitions conservées à New York. Certaines comportent des changements mineurs (Nocturnal, Intégrales), d’autres sont restituées avec de profondes différences comme celle d’Amériques, qui comportait à l’origine une orchestration plus touffue, utilisant un grand nombre de bois et de cuivres et dont c’est la première version discographique, comme pour Tuning up et Dance for Burgess, deux compositions des années 40 jusque-là inédites et complétées par Chou Wen-chung. Varèse fut le premier à s’intéresser aux sons électriques en introduisant dans son orchestre les ondes Martenot (Ecuatorial), puis la bande magnétique (Poème électronique, Déserts) ; pour cet homme, qui vécut un an dans l’atelier du peintre Fernand Léger, le rapport des sons et des couleurs était essentiel. Aussi, l’un de ses rêves modernistes se réalisa en 1958, lorsqu’il composa pour le pavillon Philips, conçu par Le Corbusier pour l’Exposition universelle de Bruxelles, un Poème électronique destiné à quatre cents haut-parleurs disséminés dans la salle : une musique spatiale, virtuelle, comme en écho à l’univers.
Varèse : The Complete works - Royal Concertgebouw Orchestra, Ensemble Asko, direction Riccardo Chailly (2 CD Decca/Polygram).