De Steve Albini, on connaît surtout la farouche intransigeance et les talents de producteur économe et brutal, de Nirvana à PJ Harvey. L’occasion de revenir sur l’écriture farouche et sèche de cet Américain fondamental, ennemi mortel de l’easy-listening.
« Steve Albini est le seul producteur que je connaisse qui utilise un mètre en studio, afin de régler précisément la distance séparant deux micros. J’adore tout ce qu’il a fait et m’amuse à asticoter notre producteur Nigel Godrich à son sujet. Je n’arrête pas de lui répéter qu’Albini est fantastique et de lui demander pourquoi lui, Nigel, n’a pas de mètre dans sa poche. »
Thom Yorke
Blood on the tracks. Le titre du dernier grand album de Bob Dylan titille obstinément les méninges si l’on se prend à songer à Steve Albini. Ce nom, devenu au fil (barbelé) des années synonyme d’absolutisme ulcéré et ayant, pour les initiés, pris valeur de fétiche, ne draine-t-il pas dans son sillage maintes visions d’effroi et impressions sanguines ?
Au moyen de ses disques-catapultes, et plus spécialement ceux de ses propres groupes, Steve Albini s’entend mieux que quiconque à nous propulser au c’ur du cauchemar terminal ne cherchez pas la sortie, il n’y en a plus , auquel s’apparente chaque jour davantage, dans sa course suicidaire au progrès (ou ce qu’il nomme ainsi), le monde occidental moderne. Autant dire qu’Albini ne cultive que peu d’accointances avec l’easy-listening ou la facilité en général et que ceux qui réduisent l’écoute d’un disque à un moment de calme détente peuvent d’ores et déjà aller se faire câliner le lobe ailleurs.
S’il fallait assigner au gars Steve un rôle précis dans le grand rock’n’roll circus, ce serait sans hésiter celui de dompteur de lions, préférant de loin la compagnie des fauves à celle des hommes, ces derniers se trouvant dès lors pris au piège et ne pouvant plus échapper ni à ses lacérations furieuses ni à ses rugissements frénétiques.
Il n’a, c’est vrai, pas l’air méchant, avec sa tête d’éternel étudiant. Si, à 15 ans, il avait eu un marteau, Steve Albini aurait pourtant sûrement massacré son père, sa mère, ses frères et ses s’urs, ceux de ses voisins et tous les autres aussi. A défaut de fouet ou de marteau lui permettant d’assouvir pleinement ses pulsions, cet adolescent en colère a décidé de se venger différemment et d’exorciser ses frustrations (cette fonction d’exutoire supprimée, que resterait-il du rock, aujourd’hui comme hier ?) en torturant des guitares et, à travers elles, les nerfs de ses éventuels auditeurs. Gageons que le son Albini est né ainsi, d’un coup, pareil à un abcès qui crève ou à un sanglot qui éclate.
Ses premiers enregistrements, il les réalisera à 19 ans, en décembre 1982, armé d’une guitare, d’une boîte à rythmes des cavernes, d’un 4-pistes et d’un bloc de rage au ventre. Le nom qu’il se choisit Big Black retentit déjà comme une provocation (ça ne sera pas sa dernière). Regroupées sur un maxi intitulé Lungs, les six chan- sons (?), au-delà des influences (Wire, Public Image Limited, Suicide, This Heat…) qu’elles s’ingénient à broyer, résonnent, elles, comme un cri de guerre ou un appel au secours. Par la suite, Big Black s’enrichira d’un guitariste et d’un bassiste et publiera deux albums Atomizer (1985) et Songs about fucking (1987) d’une compacité et d’une virulence extrêmes. Pour mince qu’elle soit, cette discographie à laquelle il faut ajouter une poignée de singles, un live incandescent et la compilation The Hammer (le voilà, le marteau…) party aura suffi à certifier l’apport séminal de Big Black et à hisser Steve Albini au rang des figures de proue, aux côtés de Ian Mc Kaye (Minor Threat, Fugazi), Henry Rollins et Jello Biafra, de la scène hardcore américaine.
Sourd aux sirènes des majors se disputant sa signature, Big Black préfère se faire hara-kiri en 1987. Loin de rester les bras ballants et de se satisfaire des forfaits accomplis, Albini repart à l’attaque : il enfile une deuxième casquette celle d’ingénieur du son-producteur : c’est lui qui, à cette époque, va notamment superviser le Surfer Rosa des Pixies et forme un nouveau groupe, au nom chipé à un personnage de manga, un tueur ayant l’amusante particularité de vider ses victimes de leurs entrailles. Le seul nom Rapeman (Violeur) de ce trio infernal ne laisse guère présager d’infléchissement à la baisse de la ligne albinienne.
Plus intransigeant et fauteur de troubles que jamais, Steve Albini, qui aurait pourtant dû se douter que son humour noirissime ne pouvait que passer très au-dessus des grandes têtes molles de l’industrie du disque, devra finalement reculer devant la prévisible levée de boucliers, les boycottages en série et autres mesures de rétorsion moralisatrice.
L’unique album de ce gang météorique, 2 Nuns and a pack mule, reste à ce jour l’un des objets de culte les plus prisés des fanas de hardcore.
Très certainement éc’uré par l’hypocrite mesquinerie ambiante, Albini va délaisser un temps sa « carrière » de musicien au profit de ses activités de production, activités multiples qui vont lui valoir une réputation grandissante et qu’aucun faux pas majeur n’a aujourd’hui encore entachée. Du fameux son albinien (direct au possible et férocement hostile à l’idée même de fioritures), on pourrait dire qu’il est bien trempé, à l’image du caractère de son concepteur.
Steve Albini n’est pas un cache-misère et ne souhaite surtout pas l’être mais bien un rare catalyseur d’énergie(s), à l’oreille experte et à l’instinct redoutable, parvenant presque systématiquement à tirer le maximum (rock’n’roll) des groupes passant entre ses mains. A cet égard, son tableau de chasse s’avère impressionnant. Où ailleurs que sur After murder park les guitares des Auteurs ont-elles tailladé l’air si impérieusement et les mots de Luke Haines si sèchement percuté nos tympans ? Dans quel autre album, les Wedding Present ont-ils sondé d’aussi noirs abîmes que ceux explorés tout au long du ténébreux Seamonsters ? Peut-on ne pas trouver absurde le nom de Low lorsqu’on escalade les hauteurs de Secret name et, tout récemment, deThings we lost in the fire ? Les Breeders retrouveront-ils jamais l’éclat brut et la hargne lapidaire de Pod ? Et nos Thugs nationaux, n’ont-ils pas touché avec Strike au point de conciliation parfaite entre leur yin mélodique et leur yang électrique ?
Et si le cas de Will Oldham est un brin plus complexe (l’homme ayant une sérieuse tendance à la récidive en matière de merveilles), le dépouillement fervent de Viva last blues ne lui va-t-il pas néanmoins à ravir ? Seule, en définitive, parmi les nombreuses rencontres de Steve Albini, celle avec PJ Harvey n’aura pas tenu toutes ses promesses leur ouvrage commun, Rid of me, ne possédant pas tout à fait la violence nue du précédent, le toujours aussi estomaquant Dry. Il faut également mentionner le rendez-vous gâché avec Nirvana, à l’occasion d’In utero, dont Albini gardera un souvenir aussi navré que lucide : « Geffen n’a pas aimé mon travail pour In utero parce que je n’ai pas dépensé suffisamment d’argent. Par contre, en brûlant une fortune, un groupe reste pauvre et donc dépendant de la maison de disques. Une multinationale n’aime pas perdre le pouvoir qu’elle exerce sur un artiste. Dans le cas de Nirvana, certains morceaux ont été défigurés. » Se devine ici l’exigence éthique d’un homme qui n’incarne pas pour rien la rectitude et l’inflexibilité au sein d’un milieu rompu à toutes les fourberies. Conscient qu’il y a « promo » dans « compromission », Steve Albini accorde très peu d’interviews, le plus souvent à des fanzines, et n’accepte aucun relais publicitaire pour les disques de son dernier groupe en date, Shellac, successeur de Big Black et Rapeman, tenant pur et dur d’une musique qui ne l’est pas moins et déjà signataire de trois albums. Sachant qu’Albini n’a pas encore 40 ans, tout porte à croire qu’il lui reste des quantités océaniques de (mauvais) sang à injecter dans ses sillons et à verser sur nos platines.