Imaginons que des Négresses, rouge, rose, jaune ou bleu, unissent dans le même tronc d’un oecuménisme musical bien compris polyphonies corses et gigues celto-bretonnes. Qu’à cet audacieux exercice d’équilibre harmonique nos saltimbanques en costumes d’arlequins plurirégionaux s’adonnent en public avec une rare maîtrise formelle doublée d’un tenace souci d’esquiver le charabia. N’importe lequel de nos […]
Imaginons que des Négresses, rouge, rose, jaune ou bleu, unissent dans le même tronc d’un oecuménisme musical bien compris polyphonies corses et gigues celto-bretonnes. Qu’à cet audacieux exercice d’équilibre harmonique nos saltimbanques en costumes d’arlequins plurirégionaux s’adonnent en public avec une rare maîtrise formelle doublée d’un tenace souci d’esquiver le charabia. N’importe lequel de nos musiciens – pour peu qu’il ait su conserver toute sa cohérence intellectuelle et le sens du ridicule – y réfléchirait à deux fois, tournerait sa langue sept fois avant de prendre en bouche la trompette d’une fanfare de Babel ainsi constituée, dont le produit s’annoncerait fort hasardeux et bien peu cartésien. Or, en Espagne, il existe un personnage très quichotesque qui osa à la fin des années 80 concevoir un projet musical associant plusieurs formes d’expressions issues du vaste patrimoine ibérique (flamenco, musique médiévale, musique arabo-andalouse) et réussit l’insensé pari d’en réaliser une mosaïque d’une grande richesse de tons. Rafael Sanchez Dueñas, dit Fain, n’est pas un musicologue à la triste figure ni un douteux alchimiste des sons s’acharnant sur ses alambics à la recherche d’une formule originale. En réalité, son itinéraire appartient au banal fonds commun d’une génération de musicos’ qui, ne pouvant échapper à l’emprise des rythmes anglo-américains, commença par jouer du blues et du rock avec un groupe madrilène, dont le nom, Granada, tentait déjà de démentir l’emprise par trop définitive d’une culture d’importation. « Je crois avoir conservé un esprit rock qui m a mis en garde contre les choses immobiles » souligne l’homme à la cigarette greffée aux lèvres et à la veste de cuir écaillé. A la mort de Franco, il y a une vingtaine d’années, la jeunesse espagnole a vécu sous l’emprise d’une double curiosité celle de la modernité que symbolisait le mode de vie à l’américaine et celle de la ré-appropriation historique et culturelle d’une pluralité dont la dictature avait soigneusement ligaturé les canaux d’expression. Fain S. Dueñas a connu les deux tentations. Après Granada, il s’est investi dans une formation, Ars Nova Musicalis, jouant de la musique médiévale monodique. « Notre répertoire se composait pour l’essentiel de pièces des XIII et XIV siècles, espagnols, français et italiens, jouées avec des instruments d’époque, hautbois, tambourins, cromornes et luth. Ma préférence allait aux conductus et aux estampitas royales. Malheureusement, comme tous les groupes se consacrant à la musique médiévale, nous sommes devenus ennuyeux parce que trop théoriques, trop pédagogiques, pas du tout émouvants. Nous nous sommes alors demandé s’il existait encore de nos jours une école de musique monodique vivante. La seule qui soit à ma connaissance toujours en activité, c’est celle de la musique arabe. Nous nous sommes mis à puiser dans le réservoir musical qui va du Maroc au Moyen-Orient. La surprise fut de découvrir que, jusqu’au xv siècle, il existait une musique classique ara ho-andalouse qui, bien qu’appartenant à la culture arabe, n’utilisait pas les quarts de ton avec lesquels on différencie l’échelle modale orientale (vingt-quatre quarts de ton par octave) de la gamme chromatique que nous utilisons (douze demi-tons par octave). »
C’est ainsi que Radio Tarifa vit le jour, prétextant un segment d’histoire que partagèrent, du VIIIe au XVe siècle, Arabes et chrétiens dans cette partie méridionale de l’Espagne, appelée al-Andalus, qui laissa une civilisation singulièrement brillante. Le choix du nom Tarifa répondait essentiellement à la symbolique géographique dont cette cité du littoral est chargée. Comme un balcon d’où l’on peut apercevoir les lumières de Tanger et Ceuta au Maroc, elle s’avance au-dessus de la Méditerranée. Tarifa est aussi un port que quittaient les navires cinglant pour les Amériques ou vers les côtes de l’Ouest africain. Ces directions, le groupe- au sein duquel évoluent un guitariste argentin jouant du luth arabe et un percussionniste soudanais caressant l’accordéon – les empruntent sur un premier album, Rumba argelina, qui se déplie comme une carte d’explorateur ? album sorti confidentiellement en 1992, réédité chez Ariola/BMG dernièrement. Mélodies mauresques, chants médiévaux, passion flamenca, percussions sub-sahariennes, cet impensable brouet sonore, tout en restant cohérent, parvient à échapper à la rigidité du concept et exerce violemment son charme de dépaysement intégral. Chaque chanson distille la tentation du lointain, inocule à plaisir le bacille de l’errance. « Quand on m interroge sur la définition que je souhaite donner à la musique que nous jouons, je parle volontiers de musique méditerranéenne. Je crois que ce qui fait l’unité des morceaux qui composent l’album tient à ce qu’ils ont pour inspiration commune une période particulière de l’histoire espagnole. Jusqu’au XIVe siècle existait à Tolède une fameuse école universelle où juifs, arabes et chrétiens échangeaient leur savoir. A Cordoue, les rapports entre les différentes communautés n’étaient pas cloisonnés. La société andalouse de l’époque était multilinguale. Il existe ainsi de courtes stances poétiques que l’on appelle kharjas en arabe dialectal, en roman ou en hébreu qui venaient clore le poème chanté ou muwashsbah. Cette période de relative harmonie entre communautés s’acheva avec l’avènement des califats et des intégristes berbères qui exclurent les juif. Fuyant vers le nord, les juifs se heurtèrent à l’intolérance des chrétiens qui annonçait l’Inquisition. Deux siècles plus tard, cultures judaïque et arabe étaient définitivement niées. Le déclin de l’Espagne commence précisément à ce moment-la, bien qu’il ait été retardé en raison de la découverte des Amériques et du début de la colonisation. Nous n’éprouvons pas le besoin de justifier notre démarche, elle est naturelle pour qui connaît un peu l’histoire de notre pays. Sur le second album, il y aura du pur flamenco, des chansons médiévales françaises, un conductus et une jolie ballade de troubadour, Avous Amans (A ceux qui aiment), qui s’adressait aux soltlats partant pour les croisades. On a déjà enregistré un chant juif espagnol auquel nous avons adjoint un refrain qui appartient au répertoire de la Renaissance française. L’Espagne, jusqu’au xve siècle, était le centre de la vie culturelle et économique des juifs d’Europe de l’Ouest. Séfarade est le mot juif qui veut dire Espagne. Ils parlaient le castillan, langue à laquelle ils avaient ajouté leurs idiotismes, mélange qui donna le ladino. Cette langue, on en trouve la trace dans la communauté séfarade jusqu’en Suède. Je me souviens d’un festival de musique séfarade à Cologne où j’ai rencontré des juifs suédois qui parlaient le castillan ancien, la langue de Cervantes. Si l’influence mauresque est primordiale dans notre musique, elle n’est pas la seule.?
Déjà inscrite au répertoire de scène de Radio Tarifa, La Tarara est sans doute la seule chanson qui soit à la fois populaire en Espagne et dans le Maghreb. Il s’agit d’une rengaine sans âge que Federico Garcia Lorca, fin musicologue et pianiste réputé, avait découverte à Grenade au début des années 30. Cette chanson a été enregistrée voici quelques années par l’Orchestre de musique andalouse de Tetouan, dirigé par le chanteur et violoniste Chekkara. Lui-même l’avait sans doute apprise alors qu’il travaillait avec des formations de flamenco à Séville et à Madrid. La version enregistrée par Chekkara est devenue un hit au Maroc. Elle révèle l’extrême complexité d’un art musical qui ne cesse de balancer entre l’un et l’autre des continents pour finir par créer un véritable écheveau dont Radio Tarifa tente d’isoler un à un tous les fils afin de mieux recomposer la tapisserie.
Ce serait une erreur de considérer Radio Tarifa comme un joli musée où les vestiges musicaux témoignant de l’une des rares périodes où le mélange des cultures se fit harmonieusement sont recollés avec précaution à la manière des amphores romaines extraites des sites archéologiques. Si la démarche convoque intelligence et profondeur, elle n’en appelle pas moins une certaine humilité qui s’ébauche d’abord dans l’envie de faire plaisir au public. Voir les gens danser sur La Tarara entre les fauteuils joufflus d’une salle de conférence de l’Institut du monde arabe consolide l’impression laissée par un disque plus pop que savant. Que Radio Tarifa soit, au même titre qu’une grande partie de la gent artistique de la capitale espagnole, devenu la bête noire du maire de Madrid, franquiste nostalgique dont le programme culturel prévoit la construction de cathédrales et de terrains de golf, ainsi que la fermeture de la plupart des salles de concerts, bars musicaux et théâtres, est, paradoxalement, tout aussi rassurant.
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Francis Dordor
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