Impossible de dissocier l’œuvre de JD Salinger de New York, la ville où Holden Caulfield, le héros de L’Attrape-cœurs, chassait les phonies dans un des plus éblouissants tourbillons de la littérature américaine. Divorcé des hommes depuis plus de trente ans, ce n’est donc pas JD Salinger qui nous fera visiter son Manhattan, mais les fantômes de Holden, Phœbé ou Jerome David. Promenade guidée d’un New York nostalgique, juste avant la guerre avec les Esquimaux.
C’est un livre qui me fit aimer New York, des années avant de visiter une ville que je connaissais à travers le meilleur guide possible : L’Attrape-cœurs. 48 heures dans la vie d’Holden Caulfield. 48 heures qui allaient secouer le monde.
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C’est une solidarité absurde, une identification puérile qui, d’abord, me fit aimer Salinger, bien avant de le lire ou même de savoir quel beau dégueulasse il doit être. Entre JD, entre ces deux initiales devenues, malgré nous, un prénom, on ne pouvait que se serrer les coudes : pas commun se se faire ainsi imposer une schizophrénie – ou, au mieux, une résurrection, une nouvelle peau à l’adolescence.
Je baserai ensuite ma philosophie même de l’interview, de la critique musicale, sur un bon conseil d’Holden Caulfield : “L’ennui avec moi, c’est que j’aime ça quand quelqu’un s’écarte du sujet (…) C’est chouette quand quelqu’un vous parle de son oncle. Surtout quand il commence par vous parler de la ferme de son père et puis que tout d’un coup, il s’intéresse d’avantage à son oncle. Je veux dire, c’est dégoûtant de lui gueuler “Digression” quand il est bien parti et tout emballé.” Après avoir lu L’Attrape-cœurs des milliers de fois, à tous les âges, histoire de vérifier non pas comment le livre vieillissait, mais comment on vieillisssait soi-même, on apprendra cette chose effrayante : on peut être et écrire, et pas forcément en même temps. Ça facilitera beaucoup la vie.
Des années plus tard, on a retrouvé Holden Caulfield. Il était toujours nul avec les filles, fier aux mauvais moments, handicapé du quotidien, puéril et arrogant. Il tenait une boutique de disques à Londres, dans le Haute-Fidélité de Nick Hornby. Il avait grandi mais pas vieilli.
Ainsi, donc, Holden Caulfield, le héros de L’Attrape-cœurs, n’est pas JD Salinger. Car l’homme qui réussit à définir une bonne fois pour toutes ce mélange bouillonnant d’arrogance et de dégoût de soi, de doute et de frime – en un mot : l’adolescence – est, à 32 ans, depuis longtemps sorti des remous d’hormones de la puberté.
Trois ans avant le James Dean de La Fureur de vivre ou le Marlon Brando de L’Equipée sauvage, L’Attrape-cœurs invente en 1951 le teenager, le mythe le plus tenace et fascinant de cette fin de vingtième siècle. C’est-à-dire : avant Salinger, l’adolescence n’était considéré que comme un couloir ; avec lui, ça devient une pièce habitable. Il y aura désormais un mètre-étalon : Holden Caulfield, 17 ans et beaucoup de mensonges – “J’agis parfois comme si j’avais 12 ans. Tout le monde dit ça, en particulier mon père”.
Car si Holden Caulfield ment autant – aux filles, à lui-même –, c’est sans doute parce que Salinger, lui, se ment effrontément, replongeant dans cette adolescente avec une fascination morbide, pour oublier le carnage de la Seconde Guerre Mondiale. Le mystère Salinger est là : comment retrouver l’innocence et l’arrogance, comment retrouver intacts ce ton et cette vision après Utah Beach, après les combats mano a mano de la boucherie que fût la forêt de Hürtgen ? Comment raconter des histoires après avoir été aveuglé, à vie, par l’indicible ?
Du coup, chez Salinger, le mensonge devient un refuge, un acte d’auto-défense, une philosophie : pour se mentir avec une telle violence, pour se plonger avec un tel aveuglement dans la nostalgie, il faut s’être débarrassé de sa conscience.
Comment, dans ces conditions, ne pas voir dans le suicide de Seymour Glass – le héros déglingué d’Un Jour rêvé pour le poisson-banane, nouvelle de Salinger publiée par le New Yorker juste après son retour de la Guerre – celui de Jérôme David, devenu soudain JD, avec toutes les possibilités qu’autorisent une telle extra-balle dans la vie ? Comment ne pas voir dans la disparition de ce personnage fondamental – membre de la famille Glass, qui alimenterait les quinze romans inédits entassés par Salinger dans son gigantesque coffre-fort de sa retraite de Cornish – l’éradiquation du Salinger revenu du front, dont Seymour partage les traits : l’amour des enfants, la recherche de la pureté chez les petites filles, l’inadéquation au monde adulte ? Il y aura donc à partir de là deux Salinger : l’un soumis à son horloge biologique, aujourd’hui âgé de 80 ans et répondant au nom de Jerome David, l’autre échappant à l’attraction et à la gravité des années, bloqué à 17 ans, du prénom de JD.
Dans sa biographie de Salinger (contrariée par les procès), Ian Hamilton remarque d’ailleurs que le romancier possédait, dès l’école militaire de Valley Forge, deux voix, suivant qu’il signait ses textes JD ou Jerome David, réservant au premier la canaillerie, le mépris, la supériorité – la voix pure de l’adolescence. Usurpation d’identité, qui autorise les timides à parler – ou à écrire.
C’est donc JD Salinger qui me fera, le premier, visiter New York. Pour raconter ce dépaysement abrupt, l’autre buse de Sting chantait An Englishman in New York. Chez Salinger, l’étranger est le natif, perdu dans une ville soudain abandonnée aux phonies, ces envahisseurs au verbe triste, aux ambitions médiocres, à l’authenticité naine. Voilà, plus encore que celle de New York, l’odeur de L’Attrape-cœurs : le parfum amer de l’âge où il faut choisir. Choisir entre les phonies et une résistance trop exigeante, entre ses hautes aspirations et la médiocrité ordinaire, entre l’appartenance ou la démission – avec ce que l’un et l’autre entendent de reniements, de rôles exigus et des dégoûts.
Mais j’y senti aussi, pour la première fois, une odeur de New York qui me paraissait vraisemblable. Voilà la dimension qui manquait tant au cinéma, à la télévision, qui ne montrait de New York qu’une vision plate, en deux dimensions : Salinger, lui, a rajouté la profondeur de champ, les langages secrets, les senteurs et la nullité des humains – il y avait donc de quoi, pour une fois, s’identifier. L’Attrape-cœurs deviendra ainsi l’étalon New York. Entre autres : il est aussi l’étalon des relation garçons/filles, des relations adultes/enfants, l’étalon du cool…
D’ailleurs, la première fois que je mis les pieds à New York, je fus fatalement déçu : la ville faisait plus de bruit, plus peur chez Salinger, chez le Velvet Underground. De nombreuses visites plus tard, je n’arrive d’ailleurs toujours pas à considérer Manhattan autrement que comme un décor de cinéma, peuplé d’acteurs qui surjouent leurs rôles, des phonies… Leur bagou et leur fierté d’appartenir semblent des accessoires que l’on remet, en même temps que ses clés, à chaque nouvel habitant – avec condamnation à les porter ostensiblement, comme les badges dans le village du feuilleton Le Prisonnier.
Héros de L’Attrape-cœurs avant d’être celui, malgré lui, d’une génération (qui n’avait ni le Che ni Kurt Cobain à accrocher au mur), Holden Caulfield n’acceptait pas avec humilité et déférence l’invitation de New York, il ne lui témoignait d’aucun respect : la ville était à lui, elle lui devait la complicité contre les occupants sans goût, sans panache.
Chez Salinger, que l’on soit embarqué dans les sombres histoires du Poisson-Banane ou de l’Oncle Déglingué, on a beau se trouver à Paris, en Floride ou dans le Connecticut, il y a toujours un coup de téléphone, qui vient témoigner que New York est là, quelque part dans le décor, rassurant point de ralliement. Comme un cordon ombilical que Salinger refuse de couper, ses personnages attendent toujours un coup de fil de New York.
“Il sait que je suis né à New York et que s’il y a une chose qui me dégoûte, c’est l’ambiance” dit Zooey dans Franny et Zooey. On ne demandera donc pas à Salinger de nous servir de guide. L’écrivain ayant décidé, depuis les années 50, de ne plus parler aux hommes et de se murer à Cornish, New Hampshire, on s’adressera donc à Holden Caulfield, à l’Homme hilare ou à Daumier Smith de nous conduire dans Manhattan.
Chacun possède, sans doute, son New York. Après tout, la ville se prête à ces circuits privés qu’aucune carte ne détaille, à ces cultes obsessifs pour des lieux où la vie continue – contrairement à nos musées, où on l’a empaillée. Un périple parmi les fantômes de Salinger à Manhattan est lui-même ouvert à toutes les possibilités, tant semblent aussi différentes que férocement intimes les relations possessives que chacun a pu tisser avec ses livres. Ce parcours n’est donc pas approuvé par le Syndicat D’Initiative Salinger : il est juste une balade maintes fois arpentée dans des souvenirs que l’on a adoptés comme nôtres.
“Je déteste habiter New York et tout”, ment Holden Caulfield. Ce périple sera donc entièrement basé sur des personnages n’ayant pas existé ou n’existant pas, dans une ville qui n’existe plus, par un journaliste qui se demande s’il existe par lui-même ou s’il a été totalement bouffé et digéré par ses mauvaises lectures, ses sales disques. “L’ennui avec moi, dit Zooey, c’est que je n’ai pas confiance dans les provinciaux que je rencontre à New York. J’ai toujours peur qu’ils ne se fassent écraser, qu’ils ne se fassent assomer dans une bagarre en découvrant un petit restaurant arménien de le Deuxième Avenue. Ou une connerie comme ça.” On fera donc attention où l’on marche.
Surtout qu’en matière d’embrouillage de pistes, de table rase du passé, de rebuttoir définitif, l’introduction de L’Attrape-cœurs se pose un peu là : “Si vous avez réellement envie d’entendre cette histoire, la première chose que vous vous voudrez sans doute savoir, c’est où je suis né, ce que fut mon enfance pourrie, et ce que faisaient mes parents et tout avant de m’avoir, enfin toute cette salade à la David Copperfield, mais à vous parler franchement je ne me sens guère disposé à entrer dans tout ça.” Façon de dire : passe ton chemin, étranger, voleur de poules, chouraveurs de souvenirs.
Les indices seront donc maigres, égrenés de mauvaise grâce dans des livres qui, de l’aveu même de Salinger, ont pourtant été largement documentées par sa vie. Pas étonnant qu’il n’existe pas de biographies sérieuse de Salinger – mais uniquement quelques courageuses tentatives d’enquêtes – ni de sites internet complets : les uns et les autres ont été farouchement combattus et interdits par le reclus de Cornish, estimant qu’il s’était déjà beaucoup trop révélé dans sa poignées de véritables livres.
Un livre, pourtant, pourrait nous en dire beaucoup sur Salinger, plus encore que L’Attrape-cœur : l’annuaire de New York. Après tout, on y trouve encore trace de la sœur et du fils de l’écrivain. Mais la loi du silence est, dans la famille, une valeur monstrueuement partagée – les autres Salinger, eux aussi descendants d’Européens de l’Est (Alsace ou Pologne) se contentant de répondre mollement, un peu fiers et visiblement habitués, qu’ils n’ont rien à voir avec le plus fabuleux mystère de la littérature américaine, avec ce type qui a littéralement pourri l’enthousiasme et les illusions d’une génération.
On ne le remerciera pourtant jamais assez de nous avoir pris pour des adulte quand tout le monde nous prenait pour des cons. Tout en s’étonnant aujourd’hui qu’une œuvre aussi dangereuse pour la santé que L’Attrape-cœurs ait pu échapper à la vigilence à front bas de la censure.
Ceux qui ont essayé, du biographe Ian Hamilton aux journalistes tenaces de la BBC (dont le récent reportage JD Salinger doesn’t want to talk enfonce beaucoup de portes ouvertes mais pas celles de la maison de Cornish), de remplir les blancs de cette histoire n’ont fait que la noircir. Au magazine Time, qui enquêta lourdement sur Salinger, certain que sa retraite cachait quelque chose de plus sombre qu’un simple dégôut des hommes, son ami et écrivain Peter de Vries répondit : “Même si vous me demandiez d’épeler son nom, je ne vous répondrais pas. S’il y a des blancs dans votre histoire, ce sont des blancs que Salinger a voulus.”
Le documentaire de la BBC s’achève sur une interrogation : “Pourquoi Salinger a-t-il fui le monde des adultes pour se replier dans sa retraite de Cornish ?” Quelques minutes après, la même chaîne diffusait un reportage sur des adultes obsédés par la lavage de leur voiture, capable d’établir une échelle des mérites de différents lavomatics. Effectivement, on se demande pourquoi Salinger a fui les phonies, les adultes.
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