Après ses passionnantes aventures avec les Talking Heads, David Byrne s’est reconverti en songwriter moderne et en patron de label au goût panoramique certain, comme le prouvent son album Look into the eyeball et ses redécouvertes des musiques cubaines et brésiliennes. Avant tout fan de musique, il s’est soumis avec humour et grâce à un blind-test. En concert cette semaine, retransmis en direct sur France Inter.
Avec les Talking Heads, David Byrne a placé la new-wave à l’intersection de toutes les influences, brassant avec passion dans le funk, la soul, l’électronique et toutes ses autres amours musicales. A la tête de son label Luaka Bop, il a aussi contribué à l’éclosion d’artistes aussi divers que Jim White, Los Amigos Invisibles ou Cornershop, tout en favorisant la redécouverte de quelques vieux maîtres brésiliens, les tropicalistes Tom Zé, Caetano Veloso et Os Mutantes en tête.
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Derrière ses casquettes de musicien et de patron de label se cache surtout un passionné de musique, capable de parcourir des kilomètres pour dénicher un obscur vinyle de psychédélisme cubain. Un amateur faussement taxidermiste, qui partage ses flammes, au lieu de les mettre au musée.
Ces jours-ci, David Byrne semble légèrement assagi : quand on l’a rencontré pour lui faire écouter quelques disques, il était habillé en noir et ses cheveux avaient viré au gris-blanc. Terminé donc les élucubrations et l’exubérance kaléidoscopique des costumes trop larges ou des uniformes de travail, période Talking Heads. Surtout, il était excité comme une puce par l’idée du blind-test : « Enfin, on va écouter un peu de musique », a-t-il lancé en nous accueillant. Au fil des écoutes et des souvenirs, il semblait heureux comme un gamin qui compte ses bons points.
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– Brian Eno - St Elmo’s fire
(Immédiatement)… C’est Eno ! La plupart des gens qui ont voulu travailler avec Talking Heads donnaient l’impression de vouloir nous transformer. Pas Eno. Avec lui, on pouvait parler de tout, de musiques mais aussi de livres, de films. On était sur la même longueur d’ondes et il a réussi à capturer le groupe tel qu’il était. Ensemble, nous rêvions de faire des disques fous, sortis d’une culture imaginaire. Nous avons fini par faire My life in the bush of ghosts tous les deux, je suis toujours surpris que tant de gens aient entendu cet album. C’est génial de savoir que Public Enemy, par exemple, adore ce disque. Ce n’est pas un disque arty : quand on le faisait, on pensait réellement produire un disque de danse psychédélique. On écoutait beaucoup de dance-music à l’époque et je rêvais qu’on puisse jouer notre disque en boîte. Un an plus tard, j’étais au Paradise Garage et le DJ a mixé un des morceaux de cet album en plein milieu de son set. J’étais aux anges ! Voilà la vraie place de ce disque ! En fait c’est un vrai disque psychédélique : pour moi, le psychédélisme, c’est tout ce qui a un aspect très libre et très ouvert, où tout peut arriver. Et pas uniquement des solos de guitare…
– ESG - Moody
Ça sonne comme un de ces groupes de la fin des années 70, comme le Pop Group, en Angleterre, qui faisait une musique dub et électronique, assez dansante. XTC aussi a fait un disque dans ce style. A l’époque, New York comptait quelques groupes qui faisaient ce genre de musique. C’est ESG ? Le versant new-yorkais, donc… Je connaissais un peu cette scène à l’époque, avec des groupes comme Liquid Liquid. On pouvait danser sur cette musique, tandis qu’avant eux, la plupart des groupes de Manhattan étaient indansables ! Arto Lindsay ou James Chance : impossible de danser sur leur musique ! Même si, par la suite, ces gens-là ont trouvé un moyen d’intégrer du groove dans leur musique. Avec Talking Heads, le groove était essentiel. Nos influences, bien sûr, étaient arty, mais on écoutait aussi du funk, du r’n’b. L’important pour nous était de parvenir à bien mixer tout ça, à trouver un juste milieu, sans jamais céder complètement à l’une ou l’autre influence, sans jamais se laisser déborder. Pendant une période très courte, il y a eu des échanges très fertiles entre tous les musiciens de NYC, entre les gens du hip-hop, dans le Bronx, comme Kurtis Blow, et les gens plus arty, de Manhattan. C’était un mélange de groove, d’effets psychédéliques… Mais il y a eu très vite une séparation des deux mondes, notamment pour des questions d’argent. Chacun voulait jouer dans son coin. J’adorais le rap, c’était une forme exceptionnelle de musique improvisée, très intelligente et maligne. J’adorais aussi la danse hip-hop : malheureusement, dans les clubs, pendant les performances, tout le monde se mettait en cercle autour des danseurs et il fallait être au premier rang pour voir quoi que ce soit.
– Gal Costa, Gilberto Gil, Caetano Veloso, Os Mutantes Parque industrial
C’est surprenant, toute cette matière sauvage, tout ce qui se passait à cette époque au Brésil. Pendant longtemps, toute l’histoire de cette musique n’a existé que dans la mémoire des gens. Les disques étaient introuvables : on nous riait au nez lorsqu’on essayait de les acheter. De temps en temps, quelqu’un proposait de faire des copies sur cassettes. Pour moi, il ne s’agit pas seulement de leur musique, c’est aussi leur attitude qui m’inspire. Il y avait ce sens fou de l’innovation et de l’exubérance, jeté à la face du monde, directement dans la gueule de la dictature. Ces artistes sont un exemple, ils nous rappellent qu’on peut vraiment tout faire. Pas étonnant qu’aujourd’hui Tom Zé et Tortoise jouent ensemble. On les a fait se rencontrer et ça se passe très bien. Ça permet aux gens de comprendre que la musique de Zé est plus proche de l’univers de Tortoise que de ceux de Tom Jobim ou João Gilberto. Ce type-là fait des choses vraiment étranges. En ce moment, il s’obstine à reconstruire ses vieux instruments, qu’il avait confectionnés de bric et de broc et qu’il avait été obligé de démolir : il avait eu besoin de bois (rires)… C’est aussi en fouillant que j’ai découvert Os Mutantes ou Shuggie Otis, dont les disques étaient devenus des pièces de collection. Mais pour moi, ça sonnait tellement contemporain que je me suis empressé de les rééditer sur mon label Luaka Bop. J’étais persuadé que quantité de gens voudraient découvrir ça.
– Arthur Russell - Another thought
(Après quelques secondes, visiblement ému)… On dirait Arthur Russell ! Ah oui, c’est le disque sorti par Philip Glass après la mort d’Arthur… Voilà un autre type qui était très impliqué dans les scènes artistiques et musicales à New York, à la fin des années 70. Il a travaillé sur une des premières versions de Psycho killer, sur laquelle il devait jouer du violoncelle, et j’ai joué de la guitare sur un de ses maxis de disco, Kiss me again. Arthur pouvait parler pendant des heures d’obscurs disques de disco italienne, avec une passion folle. Il vantait les mérites des disques d’Abba, à quel point ils étaient inventifs et parfaits. Je pensais qu’il était fou. Il lui est arrivé d’écrire d’énormes tubes pour discothèque et aussi des disques comme celui-ci ou son album World of echo : la production la plus étrange que j’aie jamais entendue… En fait, il n’a jamais réussi à choisir entre la disco et la musique plus intimiste.
– Question Mark & The Mysterians - 96 tears
J’ai toujours pensé que leur musique se situait dans la même veine que celle des compositeurs minimalistes, comme Steve Reich ou Philip Glass, mais avec quelques années d’avance. Et une attitude un peu plus punk et mexicaine. Ce groupe était un mélange de Mexicains et d’Américains : ça s’entend dans leur musique, dans la manière de jouer de l’orgue, très tex-mex… C’était étrange de découvrir cette chanson pop, aux accents mexicains et minimaux, tout petit à Baltimore, une ville industrielle. Ça ouvrait des voies incroyables : je comprenais tout à coup qu’une chanson pouvait contenir tellement de possibilités et de mélanges, tout en restant contenue dans un format très serré. Je me souviens d’avoir fait plusieurs reprises de ce morceau, notamment à l’époque où je jouais du violon dans les rues de New York, en duo.
– Ry Cooder & VM Bhatt - A meeting by the river
Peut-être Ry Cooder, avec quelqu’un d’autre, un joueur de raga. En Inde, il y a un musicien, qui fait des ragas en sifflant. Dit comme ça, ça semble facile, mais c’est incroyablement beau, c’est un sifflement qui monte, un son extraordinaire. J’adore ça… Quand Ry Cooder a sorti son Buena Vista Social Club, j’ai tout de suite pensé que c’était un très beau disque. Mais quand j’ai vu le succès immense, je me suis dit qu’il ne fallait pas que ce soit la seule image de la musique cubaine. Les Cubains n’écoutent pas ça : ils vont plutôt voir des groupes plus énergiques, des groupes qui les font danser, comme Los Van Van. Il faut à tout prix faire découvrir cette face-là de la musique cubaine. Il y a dix ans, j’avais moi aussi sorti des disques d’artistes cubains, des compilations. On s’est surtout concentrés sur la musique des années 60, 70 ou 80. Tout ce qui s’est passé après la révolution. On cherchait tous les groupes cubains qui utilisaient des pédales wah-wah, qui faisaient des choses étranges, décalées… On a découvert comme ça qu’il y avait des versions cubaines de la bossa-nova et du doo wop. Avec l’embargo sur Cuba, la musique de l’île n’était plus jouée nulle part. Bien sûr, dans les années 80, quelques groupes cubains ont commencé à tourner un peu en Europe. Mais pour la plupart d’entre nous, cette musique était invisible, intouchable. J’avais réussi péniblement à rassembler quelques copies pirates. Je suis allé à Cuba quelques fois, j’ai passé du temps dans des archives, des entrepôts à rechercher la musique… A cause de la pénurie de vinyles, on ne pouvait pas trouver de copies des disques. Souvent, on me parlait d’enregistrements Los Van Van, enregistré avec des synthés Moog. Il a fallu fouiller longtemps dans de vieux dépôts poussiéreux pour récupérer les bandes d’origine. Et retrouver la musique, intacte.
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Look into the eyeball (Luaka Bop/Virgin).
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