Avec Sa Majesté des mouches, antiroman d’aventures glaçant, William Golding dynamitait les mythes de l’innocence enfantine et les vertus supposées de la civilisation.
L’enfance blonde, le soleil, la mer et une terre vierge : pour tirer de ces prémices un roman destiné à ficher une frousse bleue à des générations de lecteurs, il fallait un écrivain hanté par d’assez vilains démons. Un écrivain dépourvu d’illusions sur lui-même (« J’ai toujours compris les nazis, parce que par ma nature, je ne suis guère éloigné d’eux », devait-il déclarer), animé par une haine de classe explosive (prof dans un lycée prolétaire, il rêvait de se procurer « quelques tonnes de TNT » et de faire sauter Eton, l’école privée la plus aristocratique d’Angleterre) et néanmoins promis à décrocher un prix Nobel de littérature entièrement mérité.
Car, à défaut de faire voler en éclats un pilier de l’establishment britannique, William Golding a, en 1954, dynamité les mythes de l’innocence enfantine et de l’indestructibilité de la civilisation européenne. Et, ce faisant, signé avec Sa Majesté des mouches une anti-utopie radicale, dont la capacité à distiller de l’effroi peut aisément rivaliser avec celle du 1984 de George Orwell, publié six ans plus tôt.
Le sadisme des jeux enfantins
Au milieu des années 50, un avion transportant des écoliers britanniques s’écrase au large d’une île du Pacifique. Aucun adulte n’ayant survécu, les deux garçons les plus âgés tentent d’organiser la survie du groupe – leurs prénoms, Ralph et Jack, évoquant pour tout petit Anglais de l’époque celui des héros de The Coral Island, classique du roman d’aventures à message patriotique que publia un siècle plus tôt l’écrivain écossais R. M. Ballantyne. Bien que Jack ait pour lui la force physique et une personnalité dominante, les garçonnets choisissent de se placer sous l’autorité du gentil Ralph qui, en soufflant dans une conque, leur a permis de se rassembler – en accordant à ce coquillage le pouvoir de désigner un chef, ils en font un succédané d’Excalibur, attribut naturel de leur Arthur en culottes courtes.
Mais la société chevaleresque qui pourrait alors s’ébaucher sur ce petit coin de paradis est, dès l’origine, gangrenée par le sadisme sous-jacent des jeux enfantins. A défaut de pouvoir s’appuyer sur un véritable Merlin, Ralph suit en effet les conseils du gamin le plus cérébral de la bande, un intellectuel grassouillet surnommé Piggy. Le fait que la chasse aux cochons sauvages devienne vite l’activité favorite des garçonnets surexcités laisse présager les déboires auxquels un tel sobriquet promet celui qui en est affublé…
Si, en vertu de la jurisprudence romanesque en vigueur au XIXe siècle, les héros de The Coral Island (et leurs cousins néo-zélandais des Deux ans de vacances de Jules Verne) finissaient par triompher d’un assortiment de pirates et cannibales, les personnages de Sa Majesté des mouches doivent, eux, affronter des monstres d’autant plus dangereux qu’ils sont tapis au fond d’eux-mêmes. Ecrivant son premier roman après cinquante ans de totalitarismes et de génocides, Golding fait de la régression et de l’ivresse de la destruction les moteurs de l’action.
Le culte de la force et l’extermination des faibles
Sur fond de frayeurs ataviques – une bête entraperçue rôderait dans l’île – et de régression vers le tribalisme, le vernis de civilisation de petits Anglais impeccablement éduqués fond sous les effets conjugués du soleil des tropiques et de la soif de pouvoir d’un potentat pervers. Face à la raison impuissante qu’incarnent Ralph et Piggy, Jack impose le culte de la force, le reniement des principes démocratiques et l’extermination des faibles. Loin d’ajouter foi au mythe du bon sauvage tel que le vantaient les philosophes du siècle des
Lumières, Golding met en évidence la friabilité des règles assurant un minimum de cohésion sociale, mais le fait au travers d’une narration palpitante, grâce à laquelle le pessimisme du penseur a le bon goût de s’effacer devant l’art du conteur.
Bien que le roman puisse prendre des allures d’allégorie politique ou religieuse – Jack fait un parfait petit Hitler et Sa Majesté des mouches (soit la tête de porc qui, plantée sur un pieu et grouillante d’insectes, fait fonction d’offrande à « la Bête ») est la traduction littérale du Belzébuth de la Bible -, les personnages sont avant tout de vrais enfants, aussi capables d’orner de coquillages des châteaux de sable que de larder de coups d’épieux l’un d’entre eux, qu’une trop longue contemplation de Sa Majesté des mouches a achevé de déboussoler.
Déboussolés, tous le deviennent avec un parfait naturel, sans que l’écriture ne les accable du moindre mépris : si le roman de Golding a à ce point marqué les esprits (ce dont témoigne une préface/ hommage signée d’un maître de la terreur nommé Stephen King), c’est parce qu’il met en évidence la propension innée des enfants à opter pour le statut de chasseur plutôt que pour celui de gibier.
Une implacable logique veut que l’Eden initial finisse réduit en cendres – mais en cendres d’une exceptionnelle fertilité artistique. De Mad Max 2 à La Route de Cormac McCarthy, tout un pan du cinéma et du roman d’anticipation à tonalité apocalyptique fait en effet écho à la robinsonade désenchantée d’un écrivain qui, pour avoir été un gamin solitaire et introverti, savait quelles abysses d’inhumanité peuvent affleurer sous les rires et farces des cours de récréation.
Bruno Juffin
Sa Majesté des mouches de William Golding (Folio), traduit de l’anglais par Lola Tranec, 320 pages, 7,50 €