Dans « Les Nouveaux Méchants » (éd. Bayard), le professeur à la Sorbonne Nouvelle spécialiste de sémiologie audiovisuelle François Jost, décrypte trois séries américaines récentes. Selon lui elles ont en commun de mettre en scène des méchants en position de héros, et d’explorer la face sombre du rêve américain.
Au regard de votre analyse de Deadwood, Dexter et Breaking Bad, qu’ont de particulier les « nouveaux méchants » ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
François Jost – Les méchants sont évidemment des figures obligatoires de tout récit, mais ce qui change avec ces séries, c’est qu’ils ne sont pas nés méchants, ils le sont devenus. Quand on voyait JR dans Dallas, on avait l’impression qu’il avait été méchant depuis toujours. La méchanceté était son character, au double sens du mot en anglais (personnage et caractère). C’est encore plus ou moins le cas pour Patty Hewes dans Damages. De même que les aventures d’Harpagon sont liées à son avarice, toutes les actions de ces personnages étaient liées à leur trait de caractère, défini par la psychologie.
Dans Deadwood, Dexter et Breaking Bad, la méchanceté dépend à la fois du contexte et du passé des personnages. Vince Gilligan dit qu’il a voulu raconter un changement, un trajet, dans Breaking Bad. Et d’une certaine façon quand on regarde les trois séries dans l’ordre, elles racontent aussi une histoire. Deadwood se déroule dans l’univers du Western et raconte la formation d’une communauté, du village de toile à la ville « en dur ». Au début, la violence est partout car on est hors la loi. On y voit encore les méchants traditionnels, comme Cy Tover, qui tient un saloon et qui tue par vengeance ou pour l’exemple sans qu’on sache très bien d’où lui vient cette violence. Le « vrai » méchant est représenté par la figure du self made man, Hearst, qui élimine tous ceux qui empêchent son ascension. Le Mal se trouve du côté de la violence du capitalisme naissant qui privilégie l’intérêt personnel et non pas du côté de ces good bad guys qui tuent ceux qui menacent la communauté.
Il faut garder à l’esprit cette opposition pour interpréter Dexter. Car, dans cette perspective, il apparaît clairement que le Mal n’est pas de son côté, mais du côté de ceux qu’il tue. Lui est aussi à sa manière un good bad guy, un justicier, qui tue parce que les institutions qui protègent la communauté – la police, la justice – ne sont plus assez efficaces. D’abord présenté comme un psychopathe, il devient un bon père et un bon amant. En revanche, ceux qu’il élimine sont incapables de sentiment, ce qui se traduit par le fait qu’ils s’en prennent à leur famille (sœur, mère). Ils sont englués dans leur incapacité à sentir le Bien.
On retrouve la même opposition dans Breaking Bad. Walter lui aussi devient méchant à cause de l’incapacité de l’institution à prendre en charge ses frais de santé, mais jusqu’au bout il aime ses enfants. A l’inverse, Gus Fringe utilise, comme Cy Tiver dans Deadwood, la violence pour son exemplarité et pour son propre intérêt et n’a pas de famille.
Quelle philosophie fonde l’action de ces nouveaux méchants que sont Walter White et Dexter ?
Au moment où il se demande s’il doit se débarrasser ou non de Krazy-8, qui est au courant de son activité illicite, Walter, dans Breaking Bad, trace deux colonnes sur un papier. Sur la première il écrit « le laisser vivre », sur la seconde « le tuer » et il liste les avantages et les inconvénients de l’une et l’autre de ces hypothèses. Dans la première, il note « Choses morales à faire. Principes judéo-chrétiens. Tu n’es pas un meurtrier » ; dans la deuxième, « il tuera toute ta famille si tu le laisses partir ». On ne peut mieux résumer l’alternative morale devant laquelle nous mettent ces séries. Il y a d’un côté la morale déontologique, qui dicte des devoirs à l’individu ; de l’autre, la philosophie utilitariste, et plus spécifiquement « conséquentialiste », qui conditionne la moralité de l’action à ses conséquences. Dans ce cadre, pour le philosophe anglais Stuart Mill, par exemple, se venger d’un préjudice fait à la société, tuer un meurtrier qui multipliera les crimes, sont des actes moraux. C’est la logique qui pousse Dexter à agir : s’il tue, c’est pour le bien de la société. Chez Walter, s’il tue, c’est pour la sécurité de sa famille. Mais, chez lui, ce principe se grippe très vite et il vire vers un « conséquentialisme égoïste », qui ne subordonne l’action à un intérêt personnel.
Comment les séries justifient-elles les comportements des héros meurtriers ?
Vous avez raison de parler de « héros meurtrier » car ces personnages ont de fortes personnalités et sont loin d’être ce qu’on appelle un peu rapidement des antihéros. Ce sont bien des méchants en position de héros.
Cela dit, il y a tout un faisceau de justifications qui différent selon le niveau auquel on se place. Comme je viens de le dire, au plan moral, l’utilitarisme est le fondement de toutes les actions. Mais il y a aussi des justifications psychologiques ou psychanalytiques, qui font justement de ces nouveaux héros des personnalités complexes. Dexter a vécu une scène traumatique, qui l’a déterminé à tuer. Il faut noter qu’il y a aussi une hypothèse contradictoire, celle qu’il serait physiologiquement anormal.
Pour juger de la méchanceté de ces héros, il faut aussi se rappeler que certaines actions peuvent être justifiées aux États-Unis alors qu’elles ne le seraient pas chez nous : la légitime défense commence dans certains États quand on se sent menacé, c’est un des arguments qu’emploie Walter. Certains revendiquent, comme un personnage de Breaking Bad, un « droit moral » qui autorise à tuer « si on vous cherche noise ».
Plusieurs personnages dans Breaking Bad sont des méchants. Comment les distinguer ? Quelle cartographie de la méchanceté dessinent-ils ?
Comme je viens de la dire, la légitime défense et la vengeance sont les grades les plus faibles. Les vrais méchants tuent pour d’autres raisons : pour asseoir leur pouvoir. C’est le cas du baron de la drogue Gus Fringe, qui élimine tous ceux qui gênent la constitution de son empire. C’est le cas aussi de Walter quand il prend la place de Gus. Il ne tue plus alors pour se défendre mais par pure stratégie.
Les plus méchants se reconnaissent par le fait qu’ils n’ont aucune valeur familiale, ce qui dans le contexte américain est impardonnable.
On les reconnaît enfin par le fait qu’ils commettent des crimes pour l’exemple, comme dans le monde de Deadwood, et qu’ils égorgent leurs victimes.
Mais il y a une autre catégorie, qui parcourt toutes ces fictions : c’est la figure du capitaliste sans scrupule (Hearst, l’avocat Saul ou le patron Ted Beneke dans Breaking Bad). D’une certaine manière, dans leur volonté de fonder un empire, Gus, puis Walter s’en rapprochent.
En quoi le Mal dont sont porteurs ces nouveaux héros est-il selon vous le symptôme d’une perte de confiance dans le « rêve américain » ?
Le trajet de Walter est exemplaire à cet égard : parti de rien, il accumule une telle quantité d’argent qu’il ne réussit même plus à le blanchir. De plus, au lieu de le rendre heureux, l’argent est la source de son malheur. On est loin du mythe fondateur du self made man. Celui-ci est revisité sur son versant noir. Le capitalisme s’est fondé dans la violence (Deadwood) et la société américaine n’est plus capable d’assurer la sécurité de ses citoyens.
La manière dont ces séries sont reçues en France témoigne-t-elle d’une même méfiance vis-à-vis des institutions, de l’Etat de droit ?
Bien que nous jugions plutôt les actions en fonction d’une morale déontologique, on voit aujourd’hui se développer une méfiance constante envers les institutions, dont se servent d’ailleurs les discours politiques extrêmes. On peut se demander si une affaire comme celle du bijoutier de Nice n’est pas le symptôme du fait que la morale conséquentialiste progresse. Rappelez-vous : un commerçant menacé par des malfrats a tiré sur l’un d’eux et l’a tué. Dans les jours qui ont suivi une page Facebook a été likée par 1,6 million d’internautes qui l’approuvaient…
Pourquoi sommes-nous attirés par ces héros qui font le mal ?
On peut évidemment soutenir que certains personnages vont au bout de pensées qui nous traversent l’esprit… Qui ne s’est pas dit un jour comme Dexter « On a tous des envies de meurtres »… Mais, je crois qu’il y a surtout une raison qui tient à la construction même des personnages. Je reviens à ce que je disais au début. Ces « nouveaux méchants » ne sont pas monolithiques, comme le Misanthrope, Tartuffe, etc. Ils ont des valeurs et, surtout, ils ont une vie privée. Nous les voyons évoluer au quotidien, préparer le petit déjeuner de la famille, faire passionnément l’amour à leur femme sur l’évier, aimer leurs enfants… autant de sentiments que, pour le coup, nous partageons dans notre vie de tous les jours. Aussi nous avons l’impression de les connaître et nous nous y attachons. En sorte que, quand ils commettent de mauvaises actions, nous ne les approuvons pas forcément, mais nous restons attachés à eux. Un peu comme un ami qui commet une mauvaise action, mais que nous aimons malgré tout.
Si le spectateur supporte les scènes parfois repoussantes de ces séries (dissolutions de corps, meurtres sanglants, etc.), vous écrivez que c’est parce qu’il pose un regard artistique sur elles. Pourquoi Dexter et Breaking Bad s’imposent-ils plus comme des œuvres, que les séries américaines qui ont envahi les écrans dans les années 1980 ?
Les vrais méchants font couler beaucoup de sang, comme Gus, et dissolvent la forme humaine. En revanche, un héros comme Dexter met en scène ses meurtres dans une scénographie froide et, sauf exception, on ne voit pas le démembrement de ses victimes. Le crime est pour lui un art. Ce qui, pour moi, fait d’une série comme Breaking Bad une œuvre d’art, c’est son attention aux détails visuels et sonores. Dans les séries des années 80, il suffisait souvent d’en rester au niveau des actions – et même des dialogues pour certaines sitcoms – pour suivre la série. Le décor suggérait une ambiance ou un lieu. Breaking Bad, au contraire, requiert une attention constante aux détails. Partout sont cachés ce que les fans appellent des « easter eggs », en sorte qu’on n’en a pas fini de voir et de revoir les épisodes. D’ailleurs, je prépare un nouveau livre sur Breaking Bad…
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Les Nouveaux Méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, de François Jost, éd. Bayard, 281 p., 18,90€
{"type":"Banniere-Basse"}