L’art a toujours posé problème à Facebook, dont les algorithmes peinent à distinguer entre nudité pornographique et artistique. Mais lorsque le critique d’art Jerry Saltz s’est vu bannir du réseau social le 4 mars suite à des plaintes de certains de ses propres followers, c’est un tout autre genre d’images qui avait été jugé choquant : des vignettes médiévales datant d’il y a mille ans.
“Free Jerry”, “Bring back Jerry”. Jerry qui ? Pour quiconque s’intéresse à l’art – et aux réseaux sociaux – il n’y a pas de l’ombre d’un doute. Jerry, c’est Jerry Saltz, le critique d’art du New York Magazine.
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A 64 ans, passé par The Village Voice et Vulture, plusieurs fois nominé pour le Pulitzer Prize de la critique, c’est l’une des plumes les plus influentes du métier. De celles qui font et défont une carrière. Connu pour son style sans concession, son irrévérence et son humour, il n’est pas rare qu’il se taille une place dans la très prestigieuse power list dressée tous les ans par le magazine ArtReview, un classement des cent personnes les plus influentes du monde de l’art.
Mais depuis quelques années, Jerry Saltz s’est également fait connaître par sa présence sur le web. A 64 ans, il affiche un nombre de followers sur facebook (50 000) et instagram (93 000) à faire pâlir n’importe quelle blogueuse de mode. Peu à peu, une véritable communauté qui s’est rassemblé autour de celui qui, dans ses articles également, a toujours prôné une approche pop de la critique d’art.
Tous les jours, c’est à une mise en scène résolument ironique de son quotidien de rock star de la critique d’art qu’il se livre : des selfies de lui à telle foire d’art contemporain, la documentation de son quotidien avec son épouse Roberta Smith, la critique d’art senior du New York Times (les Kim et Kanye de l’art contemporain ?), ou encore la mise en scène du bestiaire enchanté de l’art contemporain : Jeff Koons (en teletubbie), le galeriste Larry Gagosian (« Larry Gogo »), James Franco (et ses velléités d’artiste-curateur) ou encore le directeur du MoMA Klaus Biesenbach, grand adepte de l’exercice de l’autoportrait à bout de bras. Une manière pour lui de déboulonner les codes d’un milieu souvent perçu comme fermé par ceux qui n’en sont pas.
Mais là où il se distingue des autres adeptes de la documentation compulsive de leur quotidien sur le web, c’est par son approche d’historien de l’art. Ainsi, il s’est peu à peu spécialisé dans les posts de vignettes médiévales tantôt loufoques, tantôt inquiétantes, qui témoignent d’une époque tourmentée où le corps n’était pas encore perçu comme honteux et était représenté dans tous ses états, depuis les ébats sexuels jusqu’aux tortures les plus horribles. Des images qu’il assortit d’une légende décalée de manière à commenter l’actualité artistique, comme lorsqu’il avait livré l’an passé sa propre version de l’exercice du reportage instagram à Art Basel.
Le 4 mars, c’est une page facebook désespérément muette que découvraient ses fidèles followers, qui ne se sont pas privés d’y exprimer toute leur frustration et leur ressentiment. Alors que son compte instagram était toujours actif, il y publiait le même jour une photo où l’on pouvait lire : « A tous les membres de la police des mœurs qui se sont plaints à Facebook de la teneur « sexiste », « abusive » et « misogyne » de mes photos médiévales : bravo !! Vous avez réussi à me faire évincer de Facebook. Vous paierez en sang, mais non du vôtre. xxo« . C’est bien là tout le paradoxe : ce ne sont pas des photos de nu qui ont entraîné la suspension de son compte, mais bel et bien des images médiévales, preuve que tout est aujourd’hui en passe de devenir matière à choquer.
Ce n’est pas la première fois que Jerry Saltz fait l’objet de la censure. L’an passé, une expérience similaire lui avait inspiré un article fleuve sur le site Vulture sur la frilosité actuelle de l’art contemporain, devenu selon lui « conservateur« . Il déclarait ainsi : « Ces derniers temps, je ne peux m’empêcher de penser que le monde de l’art est devenu beaucoup moins flexible, et que la liberté en art, que j’ai toujours considérée comme un fondement absolu – la liberté de faire flotter l’étendard de notre bizarrerie et de nous exprimer de la manière la plus farfelue qui soit – a été considérablement restreinte. C’est un changement si radical et extrême qu’il amène à se demander si l’art n’est pas en passe de devenir l’un des domaines les plus policés de la culture contemporaine. […] Peut-être que le monde de l’art ne fait que reproduire à plus petite échelle le crépitement des flashs qui entoure les protagonistes de la culture de masse, les hommes politiques et les pop stars, où chaque geste public, chaque tweet, chaque selfie et n’importe quelle photo débile se transforme en une bataille de politique identitaire. […] Ce qui est déplorable, c’est que le monde de l’art a toujours été pour moi le refuge contre toutes ces conneries.”
Or si son compte facebook a bel et bien été réactivé quelque jours plus tard, ses réflexions restent plus que jamais d’actualité. Une piqûre de rappel nécessaire alors que les procès continuent, sous couvert de décence et de morale bien pensante, à faire fermer des expos – dans le vrai monde cette fois, celui où la censure est irrémédiable, et où l’on ne peut restaurer d’un clic le contenu.
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