Régis Jauffret s’aventure dans la zone grise de l’existence : le troisième âge. Un roman outrenoir dans la lignée de « Microfictions ».
C’est un rivage que l’on souhaiterait ne jamais atteindre, une terre à laquelle on aimerait rester étranger. Et pourtant, si la vie se montre assez clémente – ou chienne, c’est selon – pour nous accorder un long sursis, nous finirons tous par échouer sur ce “continent gris”, pour reprendre les mots de Régis Jauffret, dans ce pays “peuplé d’humains d’hier” qui a pour nom vieillesse. Cette contrée hostile, angoissante, l’écrivain a décidé de l’explorer de fond en comble dans son dernier livre. Peut-être parce que lui-même, qui aborde la soixantaine, s’en approche.
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Il écrit en préambule cette phrase tonitruante et glaçante : “Quand ce siècle sera devenu sexagénaire à son tour, plus âgé que lui de quelques décennies, ayant largement payé mon tribut à l’existence, je me tuerai.” Premier coup de massue d’un roman qui ébranle à chaque page. Après un détour par les faits divers et une littérature inspirée du réel – le meurtre SM du banquier Edouard Stern dans Sévère, l’affaire Josef Fritzl dans Claustria et le feuilleton DSK dans La Ballade de Rikers Island –, Jauffret renoue avec la fiction pure, l’imaginaire dément et débridé de Microfictions, sans doute l’un de ses textes les plus forts, composé de cinq cents histoires brèves aussi extrêmes qu’impitoyables, qui répertoriaient les petites et grandes bassesses de la nature humaine.
Moins ample, mais infesté par une identique noirceur, Bravo reprend ce dispositif avec, cette fois, seize histoires qui toutes mettent en scène des personnages âgés de 55 à 125 ans. Un “roman mosaïque”, indique la quatrième de couverture. Plutôt un diabolique roman kaléidoscope : on a beau le tourner dans tous les sens, les fragments finissent implacablement par former une même image couleur de plomb, sombre et déchirante. Et pourtant, Régis Jauffret parvient à nous faire entrevoir une toile de Soulages, tout le spectre de noirs, du plus léger au plus opaque.
Bravo s’ouvre presque en douceur avec un premier texte tendre, qui rappelle Les Invisibles, le documentaire de Sébastien Lifshitz sur les parcours d’homosexuels âgés. Le narrateur de “L’Infini Bocage” a 87 ans. Il se remémore sa rencontre avec son compagnon, leur première nuit d’amour dans une cellule de prison et leur ultime étreinte. Dès l’histoire suivante, le livre bascule dans une cruauté qui suscite davantage de malaise. Le héros d’“Une bonne espérance de vie” n’a que 55 ans mais aux yeux de sa jeune maîtresse, c’est un “vieux” au corps mou et aux biceps “flasques comme de la gelée”. Pour elle, il a l’âge de son père, qui s’incruste d’ailleurs dans leur vie de couple et observe leurs ébats.
Comme les personnages de Microfictions, les vieux de Bravo sont, dans l’ensemble, affreux, sales et méchants. L’un trafique les organes de son épouse handicapée (“Gisèle prend l’eau”), un autre tyrannise sa femme avant d’être puni par où il a péché en se faisant castrer (“La Fable du hongre”). Dans “Les pédophiles se pavanent”, texte saignant qui fait écho à l’affaire Polanski, un grand chef renommé se retrouve en prison, rattrapé par un crime commis des années auparavant : le viol d’une mineure qu’il avait préalablement droguée. “Je suis un violeur, mais il ne faut rien exagérer. Toutes les filles de 13 ans ne sont pas des anges.”
Les mâles n’ont pas le monopole de l’abjection. La férocité culmine dans “L’Amour d’une mère”, où une vieille bourgeoise confite dans un catholicisme rance agonit ses enfants d’injures, les étouffe sous la culpabilité en énumérant les sacrifices qu’elle a faits pour eux : “Elle est une torture, la vie d’une mère. Les enfants sont des fers rougis au feu qui vous brûlent les chairs. Qui osera parler de l’humiliation d’une génitrice le jour maudit où ses fils lui présentent en fait de bru une truie sans fortune et sans grâce ?” Cette femme est odieuse, à côté d’elle Tatie Danielle est aussi altruiste que mère Teresa, et pourtant ses sarcasmes haineux arrachent un rire jaune. Petits contes horrifiques, certaines histoires lorgnent carrément du côté du fantastique. Dans “L’Explosion du langage”, les mots s’échappent des livres comme des cafards jusqu’à massacrer l’hideuse gouvernante d’un grammairien.
Bravo est un chant désespéré que Régis Jauffret interprète sur tous les tons, plongeant dans les graves du tragique ou montant dans les aigus d’un humour sardonique. Résonne entre les lignes le refrain de Brel : “Mourir cela n’est rien, mourir la belle affaire, mais vieillir… ô vieillir.” Plus que jamais et alors même que nous vivons dans une société grisonnante, vieillir terrifie. “Dès l’adolescence, on est frappé par l’obsolescence”, déplore un des personnages du livre. Au point que l’on cherche à masquer cette réalité à coups de Botox et d’antirides, mais aussi d’euphémismes à effet liftant : “senior”, “troisième âge”.
Jauffret, lui, ne s’embarrasse pas de périphrases creuses pour dire la décrépitude, les chairs flétries, la solitude, le “charnier de la mémoire”. Ses mots d’un lyrisme cru, toxique, se collettent frontalement avec l’absurdité de l’existence. Nous luttons en vain contre la mort, “cet inévitable pays où on finit tous par aller se faire foutre”. Arrivé en fin de course, cette bataille perdue d’avance se mue en combat rapproché, en un corps à corps macabre et poignant. Alors oui, “qu’il soit acclamé le convoi des vieillards. Ils ont été vaincus, mais ils ont résisté, souffert, lutté pour ne pas succomber à la tentation de déposer les armes”. Qu’en choeur avec Régis Jauffret, on les applaudisse et leur crie bravo.
Bravo (Seuil), 288 pages, 20 €
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