Avec Romeo Castellucci et Angelica Liddell, « Programme commun » démarre haut et fort.
Il n’a pas pu s’en empêcher. Moins de deux ans après sa nomination à la direction du théâtre de Vidy à Lausanne, Vincent Baudriller lance la première édition de Mobilisation générale : Programme commun, un festival initié avec Sandrine Kuster, directrice de l’Arsenic, qui fédère six structures culturelles de la ville. Ce qu’il appelle « un temps fort »… Et c’est vrai que ça démarre très fort avec une affiche qui distribue à parts égales les grands noms de la scène internationale – de Romeo Castellucci à Angelica Liddell – et des artistes repérés depuis quelques années – Winter Family, Jonathan Capdevielle, Trajal Harrell. La création suisse n’est pas en reste avec les propositions de Cindy Van Acker, Thom Luz, de Mathieu Bertholet, de Marie- Caroline Hominal ou de la jeune Yasmine Hugonnet.
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Voir la parole, entendre le geste
A la façon d’un repentir, Romeo Castellucci opère dans Giulio Cesare. Pezzi Staccati, une plongée dans le vif de son mémorable spectacle, Giulio Cesare, créé en 1997, pour en extraire deux moments paroxystiques qui se succèdent au cours d’une performance aux allures de cérémonial tragique dans le « cube blanc’ d’une salle de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne).
La reviviscence de l’émotion et du choc esthétique vécus par ceux qui ont vu Giulio Cesare il y a près de vingt ans est intacte, intense et réactivée à travers les discours de deux protagnistes, « …vski » (allusion tronquée à l’un des pères fondateurs du théâtre) et Marc Antoine. Pour évoquer le dialogue entre Flavius, Marullus et le savetier, l’acteur qui incarne « …vski » introduit une caméra endoscopique dans ses fosses nasales et l’enfonce jusqu’à la glotte. Une plongée impressionnante au coeur de la mécanique du souffle et de la parole, vision troublante, palpitante et sexuelle de l’organe vocal d’un homme jeune qui précède et introduit l’arrivée de Jules César, joué par un vieillard revêtu d’une toge pourpre qui ne profère aucun mot et laisse parler ses mains. Sonorisés, le moindre de ses mouvements résonne. Une amplification du geste qui joue en contrepoint du discours de « …vski » : on voit la parole de l’un, on entend les gestes de l’autre.
Enfin, le discours de Marc-Antoine relatant le meurtre de Jules César par Brutus est prononcé par un acteur, âgé lui aussi, et qui a subi une laryngectomie. Son oraison funèbre s’entend à travers les vibrations qui s’échappent du trou visible dans son larynx et qui forcent l’écoute de sa voix, aussi poignante que les mots qu’il prononce.
Autour de ces trois présences, des officiants attentifs, un cheval noir dont les muscles de la robe tressaillent lorsque l’un d’eux peint des lettres blanches sur son flanc et une série d’ampoules qui, chauffées à blanc, explosent l’une après l’autre. Autant d’éléments qui concourent à la perfection des images connectées au sensible qui font l’inouïe beauté du théâtre de Romeo Castellucci.
Avec Steve Jobs dans le rôle de Dieu
Retour dans la frénésie du monde et ses avatars virtuels avec No World/EPLL, un spectacle de théâtre documentaire pour trois performers et un conférencier signé par la compagnie Winter Family de Ruth Rosenthal et Xavier Klaine. Saturation d’images, multiplication des écrans, prolifération des voix – off, live, sur-titres – et des modes du discours – anecdote, informations, personnel, conférence… No World/EPLL se veut « une ode au monde tel que nous sommes. Des modèles, des réponses sans question, la joie planétaire. La beauté du monde est telle que nous le partageons : lisse, démocratique, sucré, multiculturel, blanc et saturé« .
Après un générique qui défile en boucle sur fond de film d’animation féérique, tendance Walt Disney, Ruth Rosenthal introduit son propos par une monumentale inversion cognitive : avec Steve Jobs dans le rôle de Dieu et reprenant les codes des conférences TED, elle nous présente le dernier-né de leurs produits, qui n’est rien de moins que le monde, dont elle va nous présenter les 9 applications : beauté, sociale démocratie, amour, jeunesse, femmes, nourriture, capitalisme, multiculturalisme et joie. Et c’est parti pour 60 minutes de pur délire visuel et sonore, qui n’empêche pas les performers (Johanna Allitt, Mamadou Gassam et Ruth Rosenthal) de vaquer à leurs occupations : danser, se maquiller, surfer sur internet, checker son portable, tout en lançant les vidéos et les sons du spectacle avec un laptop depuis la scène.
Au milieu de ce « fourre-tout volontairement populiste, apocalyptique et joyeux », surgissent des éléments de réel propres aux arts de la scène. Notamment des bribes du discours « Non merci » des intermittents du spectacle entendus quotidiennement lors du dernier festival d’Avignon ou la reproduction du texte de présentation de la metteur en scène Marie-José Malis dont la création d’ en Avignon s’attira les foudres de la quasi totalité de la critique.
Dans un deuxième temps, place à l’utopie pure et dure, avec l’arrivée de Guy-Marc Hinant qui se lance, pince sans rire, dans une conférence sur le « non-monde, et développe un nouveau paradigme à travers la tentative du Front Populaire de Libération de la Lotharingie ». Autrement dit, de la Lorraine, si l’on en croit la carte qui s’étale sur l’écran derrière lui.
En clair, Winter Family pose les termes d’une équation paradoxale : à l’impossibilité d’arrêter le cours du temps, il ajoute la difficulté de juguler le flot d’images, d’applis et d’infos qui se déversent à tout instant, se cognent aux portes de nos perceptions et saturent notre espace mental, tant nous sommes devenus les jouets des machines sur lesquelles nous surfons.
L’amour qui fait mal
Avec la création en fin de soirée de la Première épître de saint Paul aux Corinthiens. Cantate BWV 4, Christ lag in Todesbanden. Oh, Charles !, Angelica Liddell poursuit son Cycle des résurrections entamé avec You are my Destiny, créé à l’automne 2014 et dont elle présentera la troisième pièce, Tandy, à la fin du festival Programme commun. Une liturgie théâtrale qui creuse et fouaille dans la chair malmenée de l’être pour en extirper le noyau dur de l’amour, substitut à la foi et quête ultime à laquelle se voue l’artiste espagnole, auteur, performeuse et metteur en scène de ses spectacles.
Occupant tout le mur du fond, une copie monumentale de la Vénus d’Urbino du Titien. La jeune femme, nue, allongée, la main posée sur son sexe, au regard clair et droit, est le seul mais imposant signe de volupté et de jouissance dans ce spectacle sombre et christique inspiré par la première épître de saint Paul aux Corinthiens. Mais, tout aussi bien, par Charles Manson, le meurtrier de la jeune femme de Roman Polanski, dont la photo de l’arrestation se surimpose sur la peinture, en ouverture du spectacle. Une référence réactivée plus tard avec l’apparition de femmes nues et tondues, tenant à bout de bras des crânes de cerfs aux bois aiguisés, avant de s’allonger en cercle, jambes ouvertes, autour de l’acteur qui joue le rôle du Christ et du gourou, le corps nu recouvert de peinture dorée. On le verra aussi couper la longue chevelure d’une jeune femme, signe manifeste de son intégration dans la secte et de sa stricte obéissance.
Soumission, extase mystique, amour qui carbonise le corps, enflamme le coeur et exalte l’âme… Angelica Liddell nous propose de la suivre sur son chemin de croix tout en avertissant que si le sujet la préoccupe, il ne la concerne pas : « J’ai l’impression que nous, les non-croyants, sommes les seuls à savoir prier. Nous sommes les malheureux mendiants de l’image manquante. » Parcours périlleux, douloureux, d’où s’absente tout plaisir pour appuyer là où ça fait mal, acérer les contours secs et tranchants de la mortification, de la souffrance, de l’incomplétude, du manque et du sacrifice.
Scène clé du spectacle, le sang du Christ versé pour nous laver de nos péchés est « figuré » par une prise de sang, effectuée sur l’acteur par une infirmière. Son sang suit le cours sinueux d’un long tube transparent avant de s’écouler dans une poche de transfusion. Fil rouge de l’amour sacrificiel, l’image du sang qui suinte sur un linge blanc fait écho à la robe carmin que porte Angelica Liddell. Vibrante et inquiétante, entre larmes et râles de jouissance, lorsqu’elle dit la « lettre de la reine du calvaire au grand amant« , en transe et comme possédée lorsqu’elle danse et donne corps à ses mots : « La réalité atrophie le désir alors que le divin l’exalte. »
En exergue au spectacle, on peut lire, projetée sur la peinture, cette phrase d’Ingmar Bergman : « La foi, c’est comme aimer quelqu’un qui est là-bas dans le noir et qui ne vient pas, même quand on l’appelle de toutes ses forces. » Un constat qui sert de viatique au spectateur, étourdi, apeuré ou fasciné par ce désert d’amour qu’il traverse tout du long de la représentation. Ombre portée consentante, témoin empathique ou observateur distant, selon la nature de chacun…
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