Céline Braconnier, professeure de science politique, directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et co-auteure de « La démocratie de l’abstention » (analyse les raisons qui ont ancré l’abstentionnisme dans le paysage politique.
Pourquoi la participation à ces élections est-elle en hausse alors que tous les sondages prédisaient le contraire ?
Céline Braconnier – La moitié des inscrits n’a pas voté dimanche, ça reste énorme. Ce scrutin participe donc à faire de la démobilisation électorale l’une des caractéristiques majeures de notre vie politique. Mais la participation est de cinq points plus élevée que lors des cantonales de 2011 et de sept points plus élevée que ce qu’annonçaient les sondages. On dispose donc d’une preuve supplémentaire de la difficulté des sondages à évaluer de façon réaliste la participation parce que les citoyens tendent encore aujourd’hui à dissimuler leur abstention. Cela oblige à des redressements de leurs déclarations opérés en fonction des élections antérieures. Les effets de la campagne en cours ne sont donc pas anticipés. De plus, l’annonce d’un nouveau record d’abstention pour ces départementales – avec des effets attendus d’éviction dès le premier tour puisqu’il fallait obtenir un pourcentage de voix au moins équivalent à 12,5 % des inscrits pour ne pas être éliminé – a orienté les stratégies électorales.
L’annonce d’une abstention record explique en partie que le PS ait contribué à la dramatisation et la nationalisation de l’enjeu des départementales en jouant sur la peur du FN. C’est peut être à cette stratégie que le PS doit d’avoir limité l’ampleur de son échec annoncé mais sans parvenir non plus à remobiliser massivement.
L’abstention est-elle d’abord la conséquence d’une démobilisation de l’électorat de gauche ?
Il semblerait que oui, car le Parti socialiste et ses alliés n’ont obtenu que 28,66 % des voix, et il est à un niveau très bas y compris dans des territoires où François Hollande avait fait ses meilleurs scores en 2012. La capacité du PS à mobiliser l’électorat de la présidentielle de 2012, celui qui a cru en François Hollande, est aujourd’hui très faible. Si l’on prend l’exemple des européennes de 2014, il n’est parvenu à remobiliser que 26 % des citoyens qui avaient donné leur voix au candidat Hollande lors du premier tour de la présidentielle, alors que l’UMP parvenait à faire se déplacer 40 % de ses électeurs et le FN 72 % !
Dans votre livre, La Démocratie de l’abstention, vous expliquez que la “désaffection des urnes n’est pas seulement la conséquence d’un désenchantement démocratique”. Quels sont les autres facteurs ?
Comme pour tous les scrutins autres que la présidentielle désormais, les départementales mobilisent très peu les jeunes et les individus les plus fragiles économiquement. Les facteurs sociologiques de l’abstention sont déterminants. C’est pourquoi ce sont les quartiers très populaires des grandes métropoles qui enregistrent systématiquement les records d’abstention et ce 22 mars n’a pas fait exception. Dans les cités de Saint-Denis, plus jeunes, plus affectées par la crise que le reste du pays, les facteurs d’abstention se cumulent. La déception provoquée par la gauche s’ajoute aux facteurs plus sociologiques de l’abstention. Ce dimanche 22 mars, la participation n’y a pas dépassé 30 %.
Pourquoi le FN réussit-il davantage à mobiliser son électorat ?
C’est d’autant plus remarquable que l’électorat du FN n’est pas un électorat qui se mobilise facilement puisqu’il est jeune, en partie populaire et peu diplômé. Le Front national parvient à le mobiliser parce que son offre politique est clivante, qu’il redonne de l’espoir à des gens qui désespèrent de la politique et qui sont prêts à croire aux promesses d’un parti qui n’a jamais gouverné, fussent-elles trompeuses. C’est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas parler de vote de contestation, mais bien de vote d’adhésion à certaines idées au moins du FN. Si la moitié de l’électorat FN n’adhère pas à la proposition de sortie de l’euro, la question de l’immigration fait consensus : elle demeure, aujourd’hui comme hier, la motivation centrale du vote FN, qui laisse penser que la situation des citoyens les plus fragilisés par la crise pourraient s’améliorer si on fermait les frontières.
Quels sont les différents profils des abstentionnistes aujourd’hui, qu’on a tendance à regrouper dans la formule “le premier parti de France” ?
Cette formule n’est pas pertinente car elle laisse penser qu’un ensemble d’individus s’associeraient dans le même refus du vote pour promouvoir une conception partagée de la politique. En réalité, on observe une grande diversité de motivations, y compris chez ceux qui font vraiment le choix de ne pas se rendre aux urnes. Il y a ceux qui ont longtemps voté, et qui à force de voir se succéder les alternances gauche/ droite sans voir leur vie changer, ne croient plus en la capacité du politique à améliorer leur vie. Cela peut être une forme d’abstention sanction au départ puis cela peut se prolonger en une abstention d’indifférence, qui marque une distance de plus en plus grande aux institutions. Certains citoyens ne savaient pas qu’il y avait un vote, ils ne se mobilisent plus que pour la présidentielle quand la campagne est suffisamment intense pour pénétrer jusque dans les foyers très éloignés de la politique. De l’indifférence à la distance en passant par l’abstention sanction, il y a une variété de facteurs explicatifs de l’abstention qui font que l’on ne peut pas parler d’un parti.
L’abstention est-elle synonyme de dépolitisation ? Dans Libération, le politologue Martial Foucault estime qu’un “bloc d’électeurs (…) qui ne s’identifient à aucun parti politique” progresse d’élection en élection.
L’abstention est synonyme de distance et de méfiance à l’égard de la politique institutionnelle. Démobilisation électorale, désenchantement, déception oui, dépolitisation non. La France, à la différence d’autres grandes démocraties, garde une élection présidentielle qui jusqu’à présent réussit à mobiliser très largement sa population. Un des problèmes est aussi peut-être lié au nombre de consultations : sans compter les législatives partielles organisées depuis 2012, les Français ont été appelés dix fois aux urnes en moins de trois ans (deux tours aux présidentielle, législatives, municipales, européennes, départementales).
Quels sont les ressorts de la non-inscription sur les listes électorales d’une partie de la population ?
Au niveau national il y a 7% de non-inscrits, soit 3 millions de personnes. Ils ont les mêmes caractéristiques sociales que les abstentionnistes sociologiques : peu diplômés et fragiles économiquement. Excepté une catégorie de la population qui est particulièrement mal inscrite : les Français d’origine étrangère. Un tiers d’entre eux ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Il y a une étape intermédiaire entre l’obtention de la citoyenneté française et son activation : il faut aller s’inscrire en mairie, ce qui est souvent ignoré. La phase de l’inscription laisse à l’écart du vote cette population et joue un rôle d’exclusion pour les Français par acquisition.
Le phénomène de la mal-inscription est également important : il affecte six millions et demi de personnes, soit 15% des inscrits. Ce sont les gens qui ne sont pas inscrits là où ils résident : en général ils oublient de le faire après un déménagement. Ils votent donc beaucoup moins que les autres. Les catégories de la population qui sont les plus mobiles sont particulièrement concernées, c’est-à-dire les étudiants mais aussi les cadres supérieurs, qui déménagent beaucoup pour leur carrière professionnelle. Ces inégalités sont donc produites par notre procédure électorale, qui a des effets du côté des plus fragiles mais aussi de certaines catégories qui voteraient si elles étaient bien inscrites.
Pourrons-nous un jour renouer avec une participation massive comme celle du début du XXe siècle sans rendre le vote obligatoire ?
Le meilleur levier de mobilisation électorale reste l’inversion du chômage et de la précarité. La crise et l’instabilité économique produisent de la désaffection civique et du désenchantement politique. Si la situation économique s’inverse, on peut imaginer que ce soit possible. Le plus étonnant, c’est qu’autant de gens continuent de voter aux présidentielles alors qu’ils ne croient plus en la politique.
Propos recueillis par Mathieu Dejean et David Doucet
La Démocratie de l’abstention – Aux origines de la démobilisation en milieu populaire de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, (Gallimard/Folio Actuel Inédit, 2007