Lundi, Jay Z présentait sa nouvelle plate-forme de streaming, Tidal, entendant ainsi offrir aux artistes une plus juste rétribution et ouvrir un dialogue sur la revalorisation de la musique. Pour l’instant, il y a de quoi être sceptique.
« Aujourd’hui est une date à marquer d’une pierre blanche : la mission qui a pour but de changer le statu quo, ré-établir la valeur de la musique, et surtout, créer une place où artistes et fans marcheraient main dans la main, commence maintenant. »
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Cette déclaration d’intention, conquérante et prononcée le torse bombé, vient de la bouche d’Alicia Keys. Lundi soir, la chanteuse introduisait ainsi le lancement de Tidal, la plateforme de streaming acquise par Jay Z en octobre 2014 à la firme suédoise Aspiro, tout ceci pour la modique somme de 56 millions de dollars. Ce modèle, qui se voudrait « révolutionnaire », entend redonner de la voix aux artistes, proposer une qualité de son optimale, et rendre sa digne valeur à la musique, art dévalué depuis de trop nombreuses années (en gros, depuis Internet). Soit.
http://www.youtube.com/watch?v=6zbSCDT5WeY
Une démonstration de force… et des couacs
Dans une salle pas exactement chauffée à blanc (on note la tiédeur des applaudissements), Alicia Keys laisse place à ses illustres congénères (et par la même occasion tous actionnaires de Tidal) : Win Butler & Regine Chassaigne de Arcade Fire, Beyoncé, Calvin Harris, Chris Martin, Daft Punk, Jack White, Jason Aldean, Jay Cole, Jay Z bien sûr, Kanye West, Deadmau5, Madonna, Nicki Minaj, Rihanna, Usher. Entre une référence tarte à la crème à Nieztsche (« la vie sans musique serait une erreur », ouais ouais), la maitresse de cérémonie fait mine de s’enthousiasmer face à un nouvel applaudissement, qui rivalise de gaucherie avec le reste (mais on se raccroche à ce qu’on peut) : « Your screams are like everything ». Pourtant, on n’a pas vraiment affaire à une foule en délire ce soir ; au-delà de l’aspect pompeux et grandiloquent de la présentation, c’est même et surtout le décalage entre le discours prononcé, et la mollesse de l’énonciation/réception de ce même discours, qui apparaît criant.
L’opération de séduction avait pourtant plutôt pas mal commencé : lundi, tous ces artistes apparaissaient dans une vidéo promo en béton armé, réunion au sommet qui évoquait un mélange entre Top Gun et Les Ailes de l’Enfer, la bande apparaissant façon Avengers de la pop. Avant ça, ils prenaient soin de teaser gentiment le truc en changeant leur photo de profil sur les réseaux sociaux pour un fond bleu-azur : en anglais, raz-de-marée se dit tidal wave, et on imagine le bonheur des communicants qui auraient à manier tous ces éléments de langage.
Seulement, on apprend que Jay Z aurait équitablement « distribué » des parts aux artistes présents, lesquels possèderaient chacun environ 3% des actions de Tidal.
Du coup, on peut facilement expliquer la gêne de certains invités, qui ont un peu l’air de se demander ce qu’ils font ici. Et nous aussi, on se pose certaines questions : confier la fonction de représentation des artistes aux plus gros vendeurs de la planète rééquilibre-t-il vraiment la donne ? Passer d’une compagnie capitaliste sans visage à un groupe d’artistes/entrepreneurs qui détiennent à eux seuls les actions d’une plateforme appelée à engranger des bénéfices pharamineux, n’est-ce pas simplement déplacer le problème, passer d’un mogul à un autre ? En quoi ce prétendu nouveau modèle diffère-t-il réellement des autres plateformes de streaming ? Quant à Jay-Z, ne serait-il pas en fait que le poster boy d’une guerre de marché de plus ?
Le problème du modèle Spotify
Même si Jay Z s’en défend, le principe de Tidal réside dans sa contre-attaque aux modèles déjà établis que représentent des firmes comme Spotify ou Deezer. Depuis plusieurs années, des artistes s’élèvent contre ces plateformes, qui offrent des rémunérations faméliques à ceux qu’ils diffusent. De Thom Yorke à Taylor Swift (ce qui montre l’étendue du problème), tous dénoncent la faible rétribution allouée aux auteurs, compositeurs, producteurs, interprètes, etc… On peut douter du bien-fondé de ce genre d’entreprise : en percevant entre 0,006$ et 0,0084$ par écoute, il faudrait environ 200 000 d’écoutes pour qu’un artiste touche le salaire minimum français. De quoi mettre à l’amende tous les artistes un tant soit peu indépendants.
S’il doit y avoir une bonne nouvelle liée à l’apparition de Tidal, c’est bien celle-ci : les utilisateurs semblent enfin avoir compris qu’un modèle comme Spotify ne peut pas être une source de revenus viable pour les artistes car il ne les rétribue que de manière infime et inéquitable. Certains artistes sur-exposés comme Aloe Blacc en viennent même à prendre position en signant des op-eds revendicateurs sur le mode « je n’ai pas gagné des millions avec mon titre avec Avicii et c’est un scandale ».
Tidal, une plateforme « artist-friendly » au contenu qualitatif ?
C’est là que Jay Z et son équipe de super champions interviennent. Et pour « révolutionner les modes de consommation de la musique », ils ont principalement deux arguments.
Tout d’abord, le son. Une des composantes de Tidal, c’est de proposer une plateforme de streaming haute-définition, encodée en FLAC (pour Free Lossless Audio Codec) ou ALAC (pour Apple Lossless Audio Codec), soit deux procédés de compression de fichiers musicaux n’entrainant théoriquement aucune perte audio, alors que le format MP3, considéré comme « lossy », entraîne des pertes. Tout ceci est bien beau et ramènera sans doute l’amour du son chez les geeks audiophiles (ou les mélomanes, ça dépend de quel côté on se situe) mais Qobuz (en Europe) ou Deezer Elite proposent déjà du streaming musical en format lossless avec une qualité CD. Au niveau de l’exclusivité, donc, on repassera. Surtout que Tidal propose des prix très élevés : 9,99$ par mois en qualité standard contre 19,99$ en hi-fi.
Autre argument, et non des moindres : Tidal entend rendre à l’artiste ce qui appartient à l’artiste, soit les bénéfices que devraient lui rapporter la diffusion de sa musique. Mais de quels artistes parle-t-on ? Lorsqu’on voit que les droits de distribution sont, encore et toujours, contrôlés par les maisons de disques, il y a de quoi douter sur la « révolution » mise en marche par Tidal. Jay Z se défend certes d’offrir un palliatif aux majors et labels, préférant parler de « magasin de de disque virtuel », mais il faudrait peut-être que son souci d’alternative se déploie de manière un peu plus contractuelle. Comme les autres plateformes de streaming, Tidal semble s’acheminer aujourd’hui vers un modèle inéquitable, en payant aux artistes un très faible taux de royalties à chaque fois qu’une de leurs chansons est jouée. En gros, le fond du problème reste le même, pour l’instant.
Une certaine contradiction dans les termes
Malgré sa volonté de transparence (martelée à longueur d’interviews), Jay Z refuse de s’épancher sur les détails de l’opération. Un article du New York Times révèle ainsi que les artistes actionnaires bénéficieraient de parts en échange de leur bonne volonté à fournir du contenu exclusif. En d’autres termes, quand Jay Z parle de contenu éditorial, d’expériences inédites et d’exclusivité, il pense surtout aux bonus des actionnaires présents sur la plateforme. Cet entre-soi, en plus d’être gênant, a tout sauf l’allure d’un comité démocratique. Quand on se retrouve avec la première apparition TV des White Stripes ou la nouvelle chanson de Rihanna (qui n’est disponible QUE sur Tidal) vendues comme des life-changing experiences, il y a de quoi se sentir légèrement floué.
Quid des artistes indépendants ? Encore une fois, cette question pourtant essentielle semble en grande partie éludée. Quand on l’interroge sur cette absence, Jay Z reconnait les inégalités. Dans une interview donnée à Billboard, il s’exprimait ainsi :
« Tout le monde sait que le système présent est injuste envers les artistes. Partout ailleurs, tout le monde se fait rémunérer pour son travail. La musique est partout – on la consomme tous les jours, partout où l’on va. Celui qui produit le contenu devrait être rémunéré. Ce ne serait que justice. »
Jay Z parle de dialogue, et effectivement, c’est quelque chose qu’il faut impérativement instaurer dans une industrie qui n’en finit pas de mourir et qui n’arrive plus à proposer de modèle viable pour ses artistes. Un remodelage complet des dispositifs actuels au niveau de leurs rétributions serait salutaire, et on ne peut que louer l’initiative de l’artiste en position de reprendre le pouvoir (aussi symbolique, voire factice, que la posture puisse paraître).
Ceux qui s’attendaient à une totale transparence repartiront avec le goût d’une mise en bouche remplie d’effets d’annonces soutenus par The National Anthem de Radiohead dilué en fond sonore de la présentation – bravo pour le symbole. Sans oublier, la formule de choc de Jay Z à situer entre une punchline de Cantona et un slogan Nike : « when the tide rises, all the boats rise ». Pour l’instant, ça fait très peu, surtout si l’on considère qu’Apple a déjà dans ses cartons le concurrent direct de Tidal, Beats, qui devrait arriver cette année.
Entre Daniel Ek, PDG de Spotify qui arbore en photo de profil Facebook un fond vert (en riposte au fond bleu de Daft Punk, Rihanna et consorts), et Jimmy Iovine, de Beats Electronics, qui aurait tenté de récupérer les artistes liés à Tidal moyennant finances, les réactions de la concurrence oscillent entre la défiance moqueuse et les coups bas. Laissons le bénéficie du doute à Jay Z et supposons que sa position soit effectivement celle d’ouvrir un dialogue et de développer des perspectives, mais pour l’instant, le tsunami de bienveillance annoncé semble plutôt prendre la forme d’une marée de projectiles.
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