Depuis un an, il promène sur les routes françaises son cinquième album « Les Amants parallèles ». Mais il fait aussi de la photographie, et a, dans les tuyaux, deux projets liés au cinéma et un nouvel album. Vincent Delerm évoque ses multiples activités dans un long entretien, qu’il agrémente de ses propres photos et trois extraits inédits de la BO qu’il vient de composer pour le film « La Vie très privée de monsieur Sim » de Michel Leclerc.
Ta tournée s’achève le 15 avril. Combien de dates as-tu faites ? En quoi ton spectacle Memory t’a-t-il influencé pour celui-ci ?
Vincent Delerm – Je les ai comptées, j’arrive à quarante-six dates en province, ce à quoi il faut ajouter et vingt et un concerts à Paris au Théâtre Dejazet début 2014. Dès la sortie de Memory, le spectacle que j’avais fait avant, j’ai su que je voulais faire une tournée seul à nouveau. Les gens y sont habitués : j’étais seul lors de mes deux premières tournées. Et en même temps, ça faisait dix ans que je ne l’avais pas fait. Evidemment, quand tu es seul sur scène, tu perds beaucoup en possibilités de scénographie. Mais tu gagnes en performance, en maîtrise du spectacle. Le rapport avec la salle, la relation avec le public, ce sont des expressions très galvaudées…. Mais pourtant c’est vrai : tout ce qui est imprévu naît systématiquement de la relation avec la salle, jamais dans la complicité avec un musicien. Et puis j’étais content d’être seul pour raconter cet album-là car c’est un disque très intime, très personnel.
Tu as travaillé avec le metteur en scène Aurélien Bory, après avoir collaboré avec Macha Makeïeff. Qu’est ce que t’apporte le fait de travailler avec des personnalités du théâtre ?
J’ai remarqué que les gens ont du mal à dire aux chanteurs quand quelque chose ne va pas. Quand il écrit sa chanson, on se dit “il est en train de travailler”. Quand la chanson est finie, on se dit “il vient de la terminer, c’est trop tôt pour lui dire”. Puis vient l’album et on lui dit qu’il y a peut-être une chanson de trop. Et là il répond : “Non mais celle que vous voulez enlever, c’est celle qui parle de mon fils et qui est vachement intime pour moi donc je voudrais la garder.” C’est très difficile de les faire changer d’avis. Alors que dans le milieu du théâtre ou du cinéma, on est beaucoup plus habitués à couper, à dire que ça ne fonctionne pas de façon très nette. J’ai bien aimé ça : parfois, on me disait “ça non tu ne devrais pas le faire” sans pincettes. Enfin, le fait de travailler avec des gens qui ont la culture du spectacle permet de vraiment tout recommencer à chaque tournée: ils sont habitués à ce qu’on reparte de zéro.
Qu’est ce qui t’a plu dans cette tournée ?
Quand tu montes sur scène pour un spectacle, les gens te disent toujours « vas-y, éclate-toi, profite bien »… En fait tu n’es pas du tout dans ce schéma-là. Quand tu fais un spectacle il y a peut-être une minute vers la fin ou tu penses “super, c’était bien ». Autrement tu passes le concert à te dire “potentiellement ça peut être un spectacle qui laisse un bon souvenir aux gens pourvu que ça tienne et qu’on continue à assurer.”
Quand tu finis une tournée je crois que tu es simplement heureux d’avoir mené ton projet à bien, heureux que personne ne se soit trop engueulé dans l’équipe. Ce qui est plaisant, aussi, c’est de pouvoir continuer à faire des concerts, quinze ans après tes débuts. J’aime le fait de pouvoir construire les spectacles les uns après les autres, avec des personnes différentes. C’est un peu comme des autorisations de continuer à chaque fois, comme des vies dans des jeux vidéo.
On dit souvent de toi qu’il faut te voir sur scène…
Les gens m’ont toujours dit “c’est bizarre avant de vous voir en spectacle, on ne s’attendait pas du tout à ça.” C’est un truc auquel je me suis habitué, et auquel je suis même attaché. Je ne peux pas y faire grand-chose. Dans les spectacles, il y a moins de malentendus possibles, il y a quelques chose de beaucoup plus lisible : on peut faire passer des choses qui sont impossibles à formuler en trois minutes dans une émission de télé par exemple, car elles nécessitent une ambiance et de la durée.
Tu parles de malentendu : Tu as l’impression d’en avoir été victime ?
Je crois que les gens n’aiment pas trop quand les chanteurs donnent l’impression d’avoir un avis sur ceux qui les interviewent, ou sur les autres chanteurs. Or j’ai donné cette impression au début : je ressemblais presque plus à un journaliste qu’à un chanteur. Je ressemblais à un mec dont les gens se disaient “tiens, il a l’air de trouver ça con de faire une émission de télé.” Parfois du coup, les gens pensaient à ma place, avaient l’impression que je disais un truc pour me moquer. Aujourd’hui avec les années, les gens savent davantage qui je suis. Il y a moins de mystère, c’est plus conforme à ce qu’il y a à l’intérieur… Je suis retombé sur un numéro d’Epok le magazine de la fnac, qui avait fait un “pour ou contre Vincent Delerm” il y a dix ans. C’était dingue, ils demandaient à plein de gens s’ils étaient pour ou contre Delerm. Il y avait Anna Gavalda, Philippe Manœuvre… C’était l’angoisse de lire ça dix ans après… Dominique A a une théorie sur le fait que la France est le pays de l’élu : on aime bien qu’il y ait la période Stromae, puis la période Christine and the Queens. C’est comme si, pendant quelques mois, il fallait nécessairement avoir un avis sur un tel ou un tel. Parfois, pourtant, tu n’as pas d’avis.
En marge de tes concerts, tu as récemment ouvert un Tumblr sur lequel tu postes des photos. Quand as-tu commencé à photographier ?
Quand j’étais étudiant. J’avais gagné une sorte de prix à la fac de Rouen. Mais c’était pas dingo et c’était très décousu. Ça m’a rattrapé sur la tournée de l’album Quinze chansons. C’est une vie très spéciale la tournée : tu passes beaucoup de temps à prendre des trains et à mettre des choses en place pour qu’à 20 h 30 tout soit prêt. En soi, c’est déjà complètement contre nature : être au meilleur de ta forme entre 21 h et 22 h 30…
Les gens te demandent souvent comment se passe une tournée. Tu peux assez vite faire basculer le truc du côté triste ou sexy. Tu dis que c’est très solitaire, que tu arrives dans des salles vides. Ou au contraire tu dis que c’est super, que tu rencontres sans cesse des gens. En vérité, une tournée, c’est les deux à la fois. Et j’ai eu l’impression que la photo permettrait de faire passer ce mélange. Ça m’a permis de capter les deux facettes d’une tournée : le côté très en creux et le côté plein de vie. Il y a aussi bien les loges vides, les trains, les plateaux de bouffe, que le public, les rencontres.
Donc j’ai fait un bouquin de photos pour accompagner un livre-DVD de mon concert (23 janvier – 18 juillet 2009 – ndlr). Je me suis dit que ça ferait marrer au moins les gens qui font des tournées. Aujourd’hui, j’ai toujours un appareil avec moi. La photo a transformé ma vie en tournée. Avant quand je passais dans des endroits un peu sinistres comme des zones industrielles, c’était pas forcément excitant… Le fait de pouvoir prendre des photos change tout : j’en suis arrivé à souhaiter que l’hôtel soit vraiment pourri pour que je puisse faire des photos marrantes.
Sur Quinze chansons, tu avais déjà intitulé un morceau Martin Parr. C’était un hommage ?
Au moment de faire les chansons de ce disque-là, je ne savais plus du tout quoi écrire, j’étais à sec. Je me suis souvenu d’une chanson de Murat qui se nomme Cartier-Bresson. Je ne la connais pas mais j’ai pensé que c’était bien de choisir un photographe pour faire une chanson. Je suis allé dans une librairie et j’ai choisi Martin Parr. Ensuite j’ai fait une sorte de chanson bizarroïde, qui est une stricte description de ses photos. Personnellement, je suis surtout attiré par la photo américaine. Et en même temps, tu ne sais jamais si ce que tu aimes, c’est le photographe ou bien le sujet : le motel qui tombe en ruine, le parking… J’aime William Eggleston, Stephen Shore. Il y a une photo de Shore, notamment, avec des raquettes de ping-pong sur une table qui est géniale, et qui ferait une super couverture de livre ou pochette d’album.
Qu’est-ce que tu aimes chez ces photographes américains ?
J’aime que souvent il n’y ait personne sur ces photos, que ce soit déserté. Tu as la sensation que si tu arrives une heure avant ou une heure après, c’est pareil. J’aime cette impression qu’en tant qu’être humain on ne peut pas changer grand-chose, que c’est ainsi, que ça nous est simplement donné à voir. L’impression, aussi, que c’est la même chose que d’autres gens ont vue. Plus une photo peut être cadrée d’une manière simple, plus elle est dans l’axe, plus il y a une impression de neutralité, plus ça m’intéresse. Du coup c’est délicat car on peut avoir l’impression que c’est très neutre. Martin Parr, en revanche, n’est pas du tout là dedans : il est dans l’instant, dans la personne.
Qu’est-ce qui t’a plu dans le format du Tumblr ?
C’est un espace complètement neutre, sans aucune publicité. En général, tu arrives à avoir six ou sept notes sur ta photo : ça te remet les idées en place d’avoir ce genre de rapport sur internet, comparé aux 14 850 amis ou je ne sais quoi… Pendant longtemps je pensais que je devais compléter mes photos par du texte, et finalement je trouve que la photo suffit. Il y a une forme d’impunité sur le Tumblr car il n’y a pas de commentaire. Aucun commentaire, une sorte de rêve (rires).
On t’imagine d’ailleurs peu à l’aise avec les réseaux sociaux. Tu n’as pas de Twitter par exemple…
Quand mon premier album est paru, c’était le début de la folie internet… Assez tôt, j’ai réalisé que ça m’aidait de rencontrer et de voir la tête des gens qui m’aimaient bien ou qui me détestaient. Sur internet, ne pas voir le visage de la personne m’a toujours perturbé. J’ai vu que Benjamin Biolay avait fermé son Twitter, moi je n’ai pas commencé. Je ne suis pas très fort en Twitter. Dans mon travail, je me situe à un endroit assez proche des choses de la vie. Curieusement j’ai toujours eu besoin d’une sorte de vérification par le temps. Pouvoir m’assurer que les choses tenaient la route au bout de quelques jours. Ça va à l’inverse de Twitter ou il n’y a aucune échelle de recul. La plupart des gens tweetent à chaud, parce qu’ils sont énervés par exemple. Après, je ne suis pas contre Twitter, bien sûr, mais c’est drôle comme il faut répondre sur le fait qu’on ne fait pas certaines choses. Quelqu’un qui n’ouvre jamais les fenêtres chez lui, on ne va pas lui demander pourquoi. Avec internet, il y a quelque chose qui étonne les gens si tu n’utilises pas tel ou tel truc. Il y avait ça sur les premiers magnétoscopes. Les gens disaient “il faut acheter un magnétoscope”. C’est comme s’il y avait une volonté, par les gens qui adorent ça, de convaincre qu’il faut l’adorer aussi.
Tu viens de composer une musique de film (à paraître l’automne prochain). Peux-tu nous en parler ?
Il s’agit de la musique du film de Michel Leclerc, La Vie très privée de monsieur Sim, adapté du roman de Jonathan Coe. Il mettra en scène Jean-Pierre Bacri, Mathieu Amalric… Michel Leclerc m’avait un jour demandé de jouer dans un de ses films, ce que j’avais refusé. Je me suis toujours dit que si je devais jouer dans un film, ce serait dans un film que j’écrirais. C’est ce que je faisais plus jeune quand je jouais dans les pièces de théâtre que j’écrivais : j’ai l’impression que c’est ce que je sais faire. Etre mis en scène par d’autres gens, en revanche, c’est pas mon truc. Plus tard, Michel m’a demandé pourquoi je n’avais jamais fait de musique de film. J’ai dit que c’était parce qu’on m’avait jamais demandé. Et il m’a demandé…
Qu’avais-tu en tête pour cette musique ?
Mon fantasme était d’avoir très peu de thèmes musicaux et de les décliner énormément comme chez mes héros François de Roubaix et John Barry. Je voulais vraiment avoir peu de mélodies. J’ai travaillé avec Rémy Galichet qui avait fait des arrangements sur mon album Quinze chansons. On a pris ça très au sérieux. J’ai écrit la chanson de fin en italien, avec un logiciel de traduction. C’est l’actrice Valeria Golino qui doit la chanter. Le reste est instrumental : Jean-Pierre Bacri tient vraiment le film, ça aurait été étrange d’avoir une autre voix masculine… Il y a beaucoup de réverb, des gens qui sifflent…J’avais de Roubaix et Morricone en tête, même si c’est ridicule de m’y comparer. La musique de Pierre Bachelet aussi pour le film Coup de tête. La légende raconte qu’il avait les lèvres en sang à la fin de l’enregistrement à force d’avoir sifflé.
Quels sont tes autres projets ?
Je prépare un nouvel album. Et j’écris aussi un film, même si je me sens toujours velléitaire quand j’annonce un truc comme ça… Quand j’étais étudiant, je faisais pas mal de théâtre et de photo. Puis j’ai sorti mon album et j’ai su qu’il ne fallait plus que je fasse tout ça. Par exemple j’avais écrit la pièce de théâtre Le Fait d’habiter Bagnolet mais je n’ai pas voulu la jouer. Ça aurait vraiment fait mec qui veut tout faire. Pourtant à terme, je savais que j’aurais envie de revenir à ces choses-là. Je pense que dans une carrière artistique, on a quatre ou cinq trucs à dire et après on tourne autour. Formellement on trouve des astuces pour reformuler quelque chose qui n’est pas passé sur un album par exemple. On fait feu de tout bois, pour faire passer un sentiment, une sensation. Cette fois, j’ai pensé que le format film serait parfait pour faire passer mon idée. Je n’ai jamais réalisé de film. Mais c’est comme pour Memory : j’avais décidé de tout faire moi-même et une fois que c’est fait tu t’aperçois que ça n’était pas si compliqué. Quand Philippe Katerine a fait Peau de cochon, qui est un film que j’adore, il y est allé naturellement…
On connaît ton attachement à l’œuvre de Truffaut… est ce qu’on peut s’attendre à un film truffaldien ?
Je me suis beaucoup fabriqué avec François Truffaut, avec ses théories, sa manière d’être, sa séduction. C’est quelqu’un qui te donne envie de faire des films : ça paraît très simple avec lui alors que ça ne l’est pas, et j’ai toujours été attiré par les gens qui donnent l’impression que c’est facile. Mais dans le cas de ce film, non, ça n’ira pas dans ce sens-là.
Le site de France Inter propose depuis quelques semaines un web-documentaire intitulé Les Univers de Vincent Delerm. On t’y voit préparer le spectacle Memory, organiser une exposition photo au 104 autour des journées d’élection… De quoi s’agit-il ?
C’est un travail réalisé par Stéphanie Giraud, qui a voulu montrer comment les choses se répondent dans ma manière de fonctionner. Elle avait le sentiment que je présentais mes travaux de façon trop déconnectée. Du coup elle nous a suivis pendant un an, aussi bien en tournée avec Memory que pendant l’enregistrement des Amants parallèles.
Tu auras 40 ans l’année prochaine. Est-ce que ça symbolise quelque chose à tes yeux ?
Plutôt pas. J’ai toujours été un peu vieux. Et puis il faut savoir que le nombre de chanteurs qui ne se teignent pas les cheveux est très faible (rires). J’ai tellement parlé du temps qui passe, dans mes chansons, dans mes spectacles… Memory était entièrement construit autour de cette idée. Même dans ma chanson Les Filles de 1973, je devançais un peu l’appel parce que je suis de 1976. J’ai écrit Châtenay-Malabry quand j’avais 22 ou 23 ans, alors que c’est vraiment une chanson de vieux… Je pense que les gens qui ont écouté pas mal de cold wave sont sensibilisés à ça. Tu vas voir Dead Can Dance à 16 ans au Théâtre Duchamp-Villon, tu as un rapport au vieillissement, à la mort et au temps qui passe qui est très maitrisé (rires).
Propos recueillis par Johanna Seban
Le Tumblr de Vincent Delerm: http://vincentdelerm.tumblr.com/