Actrice fétiche du cinéma d’auteur des années 60/70, et ancienne épouse de Jean-Luc Godard, Anne Wiazemsky s’est éteinte hier à l’âge de 70 ans. En 2007, nous l’avions rencontré pour la sortie de son roman, « Jeune fille » qui revenait sur le tournage d’Au hasard Balthazar de Bresson.
Longtemps, il y a eu deux Anne Wiazemsky. La romancière, apparue dans les années 80, travaillant sur ses origines russes (du côté de son père), marquée par le goût de la fiction, obtenant avec Canines en 1993 ou Hymnes à l’amour en 1998, prix littéraires et succès de librairie. Et puis il y a eu la première Anne Wiazemsky, au destin si romanesque. Petite-fille de Mauriac, jeune bourgeoise rêvant d’émancipation, elle est choisie par Bresson pour accompagner l’âne Balthazar dans son périple métaphysique (Au hasard Balthazar en 1966). Godard s’éprend d’elle en la découvrant sur une couverture de presse et l’arrache à l’emprise bressonienne pour la transformer en égérie gauchiste, proue pré-68 dans La Chinoise (1967). De 1968 à 1972, Anne Wiazemsky traverse ce que le cinéma compte d’expériences les plus fortes et radicales, véritable incarnation du cinéma d’auteur moderne entre Léaud, Clémenti, Juliet Berto. Son nouveau roman, Jeune fille (lire critique dans Les Inrocks n°580), joint les deux vies d’Anne Wiazemsky. En relatant le récit de tournage d’Au hasard Balthazar, l’écrivaine s’autorise pour la première fois à puiser sa matière dans la réserve mythologique de la jeune comédienne. Tours et détours d’une existence forte en péripéties et directions imprévues, scandée par des rencontres électrochocs avec des créateurs immenses, et qui pourrait largement alimenter une bonne douzaine d’autres romans, tous aussi passionnants que Jeune fille.
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Pourquoi avoir attendu quarante ans entre le moment où vous avez vécu cette expérience si forte du tournage d’Au hasard Balthazar et le moment où vous avez choisi de la relater ?
Anne Wiazemsky – Oui, pourquoi ? C’est vrai… Sans pouvoir me l’expliquer, j’ai ressenti que c’était le moment. Quelque chose s’est produit en 1999, à la mort de Robert Bresson. J’étais présente auprès de sa famille, son épouse, et aussi Humbert Balsan (acteur de Lancelot du Lac, devenu producteur – ndlr). Cela a apaisé quelque chose en moi et j’ai eu envie de parler de lui. Tout ce qu’il m’avait apporté remontait à la surface. J’ai d’abord pensé à faire un récit, mais je ne voulais pas être indiscrète, ou blessante. J’ai écrit deux autres livres, et puis j’ai réalisé un documentaire pour la 5 sur Les Anges du péché (1943). J’ai rencontré Jany Holt, une des interprètes du film, et en l’écoutant évoquer Bresson de façon tellement romanesque, j’ai eu l’idée de tout réinventer, de m’accorder la liberté d’écrire un roman à partir de cette expérience. Parce qu’un témoignage exact aurait été trop inhibant.
Dans ce roman, vous parlez du journal que vous teniez pendant le tournage, sur les conseils de votre grand-père François Mauriac.Ce journal existe-t-il toujours ?
Oui, mais j’ai choisi de ne pas le consulter, de me fier à ma mémoire, de ne garder que ce qui était resté. Ca me permettait d’être libre, de changer la chronologie… Après le premier jet de Jeune fille, j’ai quand même relu ce journal. Et il est beaucoup moins bien que le roman, beaucoup plus anecdotique. L’histoire de mon premier amour prend dans le journal beaucoup plus de place que dans le roman, et ça ne m’intéressait pas de raconter ça, qui a déjà été fait 150000 fois.
Le roman restitue la fraîcheur d’un journal écrit au présent, sans le surplomb de l’expérience et du recul…
C’est pour essayer de trouver cette fraîcheur que j’ai utilisé « Je ». Mais j’ai douté jusqu’au bout. Au moment du départ pour l’impression, je voulais encore tout remettre à la troisième personne.
Un des plaisirs du roman tient au fait d’identifier des personnes connues. Avez-vous été tourmentée par ce qu’allaient être les réactions de votre famille, des proches de Bresson… ?
Je n’ai quasiment pas eu de réactions de ma famille. Dans le monde du cinéma, j’ai reçu des lettres de plusieurs metteurs en scène jugeant que la façon dont le roman décrit le trouble de la relation actrice/cinéaste est très juste. Et samedi dernier, j’ai reçu une lettre de François Leterrier, qui pour moi est d’une beauté à tomber par terre dans Un condamné à mort s’est échappé (1956), un film que je revois très souvent, plus encore pour lui que pour Bresson, tellement il est beau et filmé amoureusement. Je ne connais pas François Leterrier, mais il m’a dit que le roman l’avait bouleversé. Puis il m’a remerciée de redonner vie à Robert de cette façon. Ça m’a fait un immense plaisir.
Pour le tournage de votre documentaire récent sur Les Anges du péché, vous avez rencontré Jany Holt et Renée Faure. C’est Florence Delay du Procès de Jeanne d’arc (1962) qui vous a présentée à Bresson. Vous avez tourné chez Garrel avec l’acteur du Diable probablement (1977), Henri de Maublanc. Est-ce que ça crée une communauté imaginaire d’avoir été un « modèle » de Bresson, le sentiment de partager quelque chose d’unique ?
Oui, c’est le cas. Après la mort de Robert Bresson, le Reflet Médicis a organisé une rétrospective et chaque film était présenté par une ou plusieurs personnes. Après, on allait tous au café se vautrer dans nos souvenirs. Le dernier soir, Florence présentait Le Procès…, et en répondant à une question, elle s’est tournée vers moi en m’apostrophant. J’ai répondu en passant la parole à Humbert, et il y a eu une cacophonie où chaque acteur évoquait ses souvenirs. Très souvent, Bresson demandait à ses anciens comédiens de lui présenter les prochains. Florence me l’a présenté, Humbert Balsan lui a présenté Henri de Maublanc… Cela créait d’une certaine façon une confrérie, qui pour moi s’est brisée avec la mort d’Humbert Balsan, il y a deux ans.
Avez-vous côtoyé aussi Dominique Sanda (Une femme douce, 1969) et Isabelle Weingarten (Quatre nuits d’un rêveur, 1971) ?
Oui, mais je ne voyais plus Robert Bresson lorsqu’il tournait ces films. Nous avons été fâchés pendant plusieurs années. Je raconte dans le roman qu’il m’avait fait promettre de ne tourner avec aucun autre cinéaste. Alors il me confierait le rôle de Guenièvre dans son Lancelot, projet qu’il portait sans trouver de financiers depuis des années. Je crois qu’il avait fait ensuite la même promesse à Dominique Sanda. Quand il a appris que j’allais tourner La Chinoise (Godard, 1967), il m’a immédiatement appelée en me disant : « Mais vous allez arrêter tout de suite. Sinon vous ne serez pas Guenièvre ! » Je lui ai répondu qu’il ne parviendrait jamais à monter ce projet, avec toute la brutalité de quelqu’un déjà parti dans une autre vie. Quand il a appris par Mag Bodard (productrice de Jacques Demy et des films de Bresson des années 60 – ndlr) que j’allais me marier avec Godard, il m’a à nouveau téléphoné : « Mais Anne, vous faites une folie, il est trop vieux ! » (rires). Là, Jean-Luc a pris le téléphone et lui a dit, malgré tout le respect qu’il avait pour lui, de se mêler de ses affaires.
La brouille a été consommée avec la censure de La Religieuse de Jacques Rivette. Il refusait de signer les pétitions de soutien au film, et je rajoutais son nom tellement ce refus m’énervait. Il démentait à chaque fois dans Le Monde. Moi, je commençais mon apprentissage gauchiste, on a cessé de se parler. On s’est retrouvés dix ans plus tard, tandis que je faisais la queue pour voir Au hasard Balthazar avec un ami qui voulait le découvrir. Il était là pour présenter le film et est venu me chercher. Quand il a commencé à être malade, il a pris l’habitude de demander à Florence et moi de le représenter lors d’événements publics. Je crois avoir vécu avec lui une expérience assez unique. Florence, au moment du Procès, était une jeune mariée. Pendant un été, je devais traverser sa chambre pour regagner la mienne, nous partagions la même salle de bains, j’étais isolée de tous et l’équipe m’appelait « la petite prisonnière ». Je crois qu’il n’a jamais eu de relation aussi exclusive avec une jeune fille qu’il a filmée. Et moi, aucun tournage ne m’a aussi profondément marquée. Probablement parce que c’était la première fois. C’est tellement important quelqu’un qui vous donne le sentiment de vivre pour la première fois.
Comment devient-on écrivain après avoir été actrice ?
C’est quelque chose que j’avais beaucoup refoulé et qui est revenu passé la trentaine, tout simplement parce que je traversais en tant que comédienne des périodes de chômage de plus en plus longues et douloureuses. J’écrivais dans mon coin, je faisais lire ces textes à mes amis, Jacques Davila, Jacques Fieschi. C’est lui qui m’a dit : « Tu ne vas pas passer ta vie à faire ça, c’est grotesque. Si tu ne les envoies pas à un éditeur, je le fais moi. »
A la fin de Jeune fille, vous ne semblez pas vous dire « Maintenant je suis une actrice ». Est-ce que cela vient durant vos années Godard, ou plus tard encore ?
Plus tard bien sûr. C’est venu quand je me suis retrouvée avec des metteurs en scène qui n’étaient pas des visionnaires. Je me suis aperçue que je ne savais strictement rien faire toute seule. Alors je suis allée suivre l’atelier d’André Voutsinas et j’ai appris le B.A.BA de l’Actor’s Studio. Au début j’étais grisée. J’avais déjà tourné avec Bresson, Pasolini, Ferreri, Godard, mais je commençais seulement à découvrir des choses très simples de la technique de l’acteur. Jusque-là, j’avais juste la capacité d’être très modelable, très disponible, et de faire confiance.
N’avez-vous pas le sentiment d’avoir été enlevée plusieurs fois ? Par le cinéma, par le gauchisme et toutes ces rencontres électrochocs qui vous ont un peu déprogrammée de votre existence de jeune fille bourgeoise ?
Oui et non. J’étais de toute façon déterminée à quitter ma famille, mon milieu, qui ne me convenaient pas. J’étais orpheline de père. Mon frère, ma mère et moi vivions entretenus par mes grands-parents. Je savais que je ne voulais plus vivre ça. J’aurais de toute façon cherché à entrer dans le monde du travail pour couper à ça.
On n’imagine pas du tout que le personnage de Jeune fille devienne deux ans plus tard la jeune maoïste de La Chinoise et que cinq ans plus tard elle soit l’égérie du groupe Dziga Vertov dans des films appelant à la lutte armée… Comment s’est passée cette métamorphose en incarnation du gauchisme ?
C’est complètement malgré moi. Le groupe Dziga Vertov ne m’a jamais plu. C’était terriblement compliqué parce qu’à ce moment-là Jean-Luc et moi nous séparions. Je crois maintenant que Jean-Pierre Gorin (cinéaste qui cosigne tous les Godard de 1968 à 1972 et fonde avec lui le collectif révolutionnaire Dziga Vertov – ndlr) n’a pas arrangé les choses. Par ailleurs, c’était impossible d’avoir 20 ans en 1968 et de ne pas épouser le mouvement. A Nanterre, en 1967, je me suis lié d’amitié avec Daniel Cohn-Bendit. On hurlait ensemble : « Solidarité des rouquins ! » (rires). Il était très drôle. Mais j’ai quitté la fac pour le cinéma sans passer mes examens, ce qui m’a coupée du mouvement étudiant. Moi, je tournais La Chinoise, et du coup les spectateurs pensaient que ce personnage était moi. Juliet (Berto) et moi ne comprenions pas la moitié de ce que nous disions. Jean-Pierre (Léaud) se donnait plus de mal, se plongeait avec beaucoup de sérieux dans la lecture de Marx.
Comment votre grand-père prenait-il la chose ?
En 1968, Jean-Luc s’est fâché avec lui. Il lui a demandé d’accélérer l’identification des gaz lacrymogènes pour les jeunes qui étaient blessés. Ce qu’il a fait avec d’autres scientifiques. Il m’a écrit une très belle lettre pour me dire qu’il respectait mon engagement, qu’il ne comprendrait pas qu’un jeune être ne prenne pas cette direction. Il était d’une grande tolérance. Mais il a participé à une manifestation à l’Arc de Triomphe avec Malraux pour appeler au retour du général de Gaulle. Jean-Luc lui a écrit une lettre ignoble où il le traitait de vieux con. J’étais très énervée que mon grand-père fasse ça, mais j’étais ulcérée par la violence de la réaction de Jean-Luc.
Dans Jeune fille, vous décrivez la première rencontre avec Godard, et vous concluez par « Mais cela c’est une autre histoire ». Pensez-vous que cette histoire vous allez aussi la raconter ?
C’est bien plus compliqué parce que là c’est ma vraie vie privée. Et la sienne évidemment. Il faudrait pour arriver à le dire que je trouve un angle. Je ne l’exclus pas. Mais pas tout de suite. J’aurais le sentiment d’utiliser une recette.
Pouvez-vous nous parler de vos deux films avec Pasolini ?
Oui, d’autant plus que je reviens du Festival d’Angers où j’ai retrouvé avec un plaisir infini Ninetto Davoli. Nous avons participé à une table ronde très bien animée par l’historien de cinéma Hervé Joubert-Laurencin. J’ai raconté que quelques jours avant son assassinat, Pasolini était passé par Paris pour proposer à Laurent Terzieff et moi de jouer dans son prochain film. Je n’en savais pas plus. Ninetto Davoli m’a expliqué qu’il s’agissait d’un récit de voyage des Rois mages qui passent par Paris et Naples avant de rejoindre Bethléem. J’étais donc dans l’épisode parisien, Ninetto dans l’épisode italien, et la chute du film était que les Rois mages arrivaient à Bethléem avec trente-quatre ans de retard et apprenaient que le Christ était mort l’année précédente ! (rires).
Comment l’avez-vous rencontré ?
En 1967, La Chinoise était en compétition au Festival de Venise. Jean-Luc et moi étions harcelés par les paparazzis. J’étais littéralement terrifiée et je ne quittais pas ma chambre d’hôtel. Je me suis quand même échappée pour faire un tour seule, et en rentrant, sur le vaporetto, un homme m’aborde pour me dire que son film passait le soir en compétition, qu’il s’appelait Œdipe roi et qu’il serait heureux que Jean-Luc et moi y assistions. Dans un sabir entre français et italien, il a rajouté qu’il aimait beaucoup Au hasard Balthazar, que j’étais exactement le personnage de son prochain film et qu’il s’appelait Pier Paolo Pasolini. Il a vu sur mon visage que son nom ne provoquait aucun effet. J’étais très ignorante, je ne savais pas qui il était. En retrouvant Jean-Luc, qui était avec Bernardo Bertolucci, je leur ai raconté l’histoire et ils ont hurlé de rire. Le lendemain, on a déjeuné ensemble.
Et les tournages ?
Les deux tournages ont été très différents. Théorème (1968) était une grosse production avec des stars et tout le monde était très isolé. J’avais l’impression de ne jamais voir Pasolini. Il tournait très vite, avec deux caméras. Il ne donnait aucune indication psychologique, que des indications techniques. Et pendant le tournage, quand il ne filmait pas, il écrivait des articles, des pièces de théâtre. Je n’ai jamais vu de ma vie un homme travailler autant. Je suis rentrée à Paris en pensant qu’il ne m’aimait pas du tout. Mais son producteur m’a rappelée et m’a dit qu’il avait écrit Porcherie (1969) pour moi. C’était une petite production et là c’était merveilleux. On était ensemble tout le temps. Dans une biographie parue chez Gallimard, il y a une dizaine d’années, on trouve une très belle lettre, où il parle de Jean- Pierre (Léaud) et moi, de la tendresse qu’il avait pour nous. Mais là aussi, j’ai eu l’impression de ne rien avoir appris, car je me laissais guider.
Dans votre filmographie, il y a aussi un film assez peu connu de Marco Ferreri, La Semence de l’homme (1969)…
J’ai rencontré Marco Ferreri en tournant Porcherie. Le film raconte l’itinéraire d’un couple qui part en week-end, passe un tunnel et découvre en sortant du tunnel que le monde est détruit par une explosion atomique. Ils vont survivre sur une plage. Elle ne veut pas faire d’enfant, souhaite que l’humanité s’arrête. Arrive une cohorte de survivants qui veulent repeupler la planète, menés par une femme qui veut donner un somnifère à l’épouse pour que son mari la baise et que l’humanité continue. Marco m’a d’abord proposé le rôle de la chef de brigade, mais je crois qu’il a été un peu fasciné par moi et m’a donné celui de l’héroïne, tandis qu’Annie Girardot faisait la milicienne. J’ai découvert ensuite dans le scénario que mon personnage était nu d’un bout à l’autre sur la plage. J’ai refusé, il a cédé. Le film était très improvisé, il a refait l’histoire au montage et dans mon souvenir le film est sans queue ni tête. Jean-Luc m’avait fait beaucoup rire parce qu’il était venu me voir en Toscane sur le tournage. Ils ne s’aimaient pas du tout tous les deux. Il avait dit à Ferreri « Il Sueme del uomo, ça passe. Mais en français, vous comptez appeler le film La Semence de l’homme ? C’est nul ! » Ferreri lui a répondu : « Mais qu’est-ce que vous proposez ? » Et Jean-Luc avait répondu : « Soyez plus audacieux : Foutre ! » (rires)
Après Tout va bien de Godard et Gorin (1972), vous vous mettez à tourner avec des cinéastes plus ordinaires et dans des téléfilms ou des séries. C’est une expérience malheureuse ?
Pas forcément. J’ai adoré faire une série très populaire, Le Pain noir de Serge Moati (1974). Je jouais un des deux personnages principaux, une fille qui commençait dans la vie de façon flamboyante et finissait alcoolique, briseuse de grève, voleuse d’enfants puis terminant dans les bras des SS et mourant à Oradour-sur- Glane. C’était un beau personnage et un tournage euphorisant. En même temps, je tournais dans Le Train (1973) de Pierre Granier- Deferre avec Romy Schneider et Jean-Louis Trintignant. C’était bien aussi. Si je n’ai pas fait plus de films comme ça, ce n’était pas du tout mon choix, mais parce que le cinéma commercial ne voulait pas de moi.
Vous étiez trop liée à des univers de cinéma intimidants ?
Oui, j’étais taxée d’actrice trop cinéphile. Le comble a été atteint lorsque Jean-Claude Guiguet m’a proposé un film, Faubourg Saint- Martin (1986), mais son producteur Paolo Branco a refusé mon nom parce qu’il trouvait que je ramenais Guiguet au cinéma d’auteur. Etre interdite de Guiguet parce que trop marquée cinéphile, c’est quand même un peu fort !
Dans ces années difficiles, il y a quand même la rencontre avec Philippe Garrel pour L’Enfant secret (1982), qui est avec Au hasard Balthazar votre plus beau rôle. Vous le connaissiez depuis longtemps ?
Oui, mais je ne l’avais jamais revu depuis 1968. Jean-Luc et moi admirions beaucoup ses premiers films, Anémone (1966) et Marie pour mémoire (1967), on l’avait rencontré. Quand il est venu me chercher pour L’Enfant secret, c’est moi qui ne voulais pas. C’était encore un film avec zéro centime, un embryon de scénario, je n’avais pas envie de retomber dans une étiquette trop underground. Je suis allée au rendez-vous à la Coupole pour lui dire non. Mais c’était tellement urgent pour lui de raconter cette histoire, il semblait tellement possédé, affamé, que je n’ai pas pu. Et ça a été une des expériences de tournage les plus heureuses de ma vie.
La dimension autobiographique du film, le fait que vous y interprétiez un personnage ayant un modèle dans la vie, c’était un problème ?
J’ai refusé d’aller dans ce sens. Au début, il m’a emmenée voir La Cicatrice intérieure (1972), m’a offert un disque de Nico. J’ai dit stop, il faut se dégager du modèle, de leur histoire… Philippe et moi avons vraiment collaboré. Lui tirait le film dans une direction toujours intellectuelle, et moi, je lui disais « Philippe, pense à Lelouch. On tourne Un homme et une femme ! », ça le rendait fou (rires) ! Non pas que j’adore ce film, mais ça me paraissait la bonne direction pour son cinéma. Par contre, sur le second film que nous avons fait ensemble, Elle a passé tant d’heures sous les sunlights… (1985), il m’a énervée. On avait cette fois un peu d’argent et lui le refusait, préférait tourner dans les mêmes conditions très difficiles que L’Enfant secret. Un souvenir agréable tout de même : on a interrompu le tournage pour aller voir Louis (Garrel), qui venait de naître, à l’hôpital. Et Louis est devenu depuis un acteur dont je suis fan. Et je l’adore Dans Paris.
Avez-vous pensé à réaliser des films de fiction ?
Non, pas du tout. J’ai enchaîné trois documentaires pour la 5, sur Les Anges du péché, sur Mag Bodard et en ce moment sur Danielle Darrieux, mais ce n’est pas du tout pareil. Je les ai faits avec de tout petits budgets, de toutes petites équipes… Je connais Nicole Garcia depuis trente ans et quand je vois à quel point elle va au front avec des enjeux commerciaux énormes, la pression qu’elle subit à toutes les étapes, je me sens tout à fait incapable de tenir le choc.
Il y a dans votre oeuvre, de façon discrète,une présence de la question du mal, une préoccupation un peu spirituelle, dont on peut se demander si elle n’est pas une résonance de l’oeuvre de Bresson en vous.
En tout cas, je ne peux que constater qu’effectivement ça revient. Patrick Grainville avait une fois écrit dans une critique d’un de mes livres une phrase qui m’a beaucoup frappée : il disait que j’étais une sorte d’Antigone, que je cherchais les morts pour leur donner une sépulture correcte.
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