De passage à Paris pour clôturer sa première exposition solo en France, cette jeune et ambitieuse artiste nous parle de son obsession pour la peinture, de son rapport au désir et à la société de consommation, et de son statut de femme dans le milieu de l’art.
Outre-Atlantique, Chloe Wise est l’une des artistes les plus convoitées de la scène contemporaine. Du haut de ses 26 ans, cette native de Montréal désormais installée à New-York a su se faire remarquer grâce à des auto-portraits prenant tantôt la forme de toiles immenses, tantôt celle de selfies détournés, dont le but premier est de refléter les travers de notre société moderne. Ses peintures réalistes, à la croisée des genres entre les boîtes de conserve pop de Warhol et du notoire Déjeuner sur l’herbe de Manet, dressent avec humour le bilan critique d’un système de consommation capitaliste au cœur duquel les femmes, dénudées, sont constamment utilisées pour mieux susciter le désir.
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Après avoir gagné ses galons en assistant des grands noms de l’art américain comme Kent Monkman ou Brad Troemel, cette “obsédée de la peinture depuis toute petite”, comme elle se décrit elle-même, adepte des écrits de Karl Marx, a rapidement été exposée dans quelques-unes des institutions les plus respectées des États-Unis et d’Europe, de l’Art Basel de Miami à la Frieze Art Fair de Londres en passant par le prestigieux New Museum de la Grosse Pomme. Depuis le 5 septembre dernier, et jusqu’au 7 octobre prochain, Chloe Wise dévoile à la galerie Almine Rech de Paris sa toute première exposition solo en France : “Of False Beaches and Butter Money” (que l’on pourrait traduire par “De fausses plages et de l’argent en beurre”). L’occasion de rencontrer cette artiste à la carrière prometteuse, dont l’œuvre, protéiforme, flirte aussi bien avec le romantique que le politique.
https://www.instagram.com/p/BNIM0yfjx33/
Du “fétichisme de la marchandise”
Pourquoi avoir choisi de quitter ton Canada natal pour t’installer à New York ?
Pour moi, New York est synonyme d’opportunités. Quand tu es Canadien, que tu es ambitieux et que tu veux réussir dans un domaine comme l’art, la mode ou la musique, tu n’as pas vraiment d’autres choix que de déménager aux États-Unis. Du coup, c’est arrivé assez naturellement : un jour, quand j’ai compris que mon rêve était de devenir artiste, j’ai foutu mon vélo sur le toit de ma Hondac Civic, et j’ai conduit jusqu’à New York [rires] !
Quand est-ce que tu as compris que ton rêve, c’était de devenir artiste, justement ?
Je suis assez impressionnée par ces jeunes de 18 ans qui viennent aujourd’hui me demander des conseils en sachant déjà ce qu’ils veulent faire de leur vie. À leur âge, j’avais des ambitions, certes, mais je n’avais encore jamais pensé au fait de devenir artiste “pour de vrai”. C’est arrivé assez tard, en vérité. J’étais obsédée par la peinture depuis toute petite, par les tableaux de Picasso et Warhol notamment, et à l’école, j’ai toujours été la meilleure de ma classe en art ; mais tout a réellement pris forme à partir du moment om j’ai étudié l’histoire de l’art à l’université. C’est à cette époque-là que j‘ai vraiment commencé à avoir la capacité de regarder et de comprendre une œuvre, et à saisir l’immensité de l’histoire de l’art.
Après mes études, j’ai été assistante pour plusieurs artistes, dont l’incroyable Brad Troemel, et j’ai vu à quel point l’art était quelque chose qui devait prendre son temps… J’ai commencé à faire des choses sans vraiment rien planifier, à les montrer aux gens autour de moi, et de fil en aiguille, en à peine trois ans, j’ai fini par être invitée à figurer dans de très grandes expositions. C’était complètement fou pour moi, car je venais à peine de débuter…! Du coup, j’ai quitté mes autres boulots pour me concentrer uniquement sur cette carrière d’artiste naissante.
Lorsque les médias retracent le début de ta carrière, ils font souvent référence à cette soirée où l’actrice américaine India Menuez a débarqué à un évènement Chanel avec, au bras, l’une de tes œuvres : le “Bagel No. 5” – que tout le monde a pris pour un véritable Chanel. Comment as-tu réagi à cet épisode ?
Ça m’a fait beaucoup rire, car les magazines de mode, qui sont tous tombés dans le panneau, ont écrit des choses très sérieuses du genre : « Le nouveau sac Chanel est une grande surprise pour tous les aficionados de la marque qui ne mangent pas de gluten !” [rires] Cet épisode n’est pas le plus important de ma carrière, mais il est intéressant car il incarne parfaitement la raison pour laquelle j’ai créé ce sac [qui fait partie d’une série d’œuvres baptisée “bread bags”, réalisée en 2015 – ndlr].
Le but, c’était de critiquer la façon dont les logos des grandes marques peuvent être synonymes d’autorité totale aux yeux les gens. Karl Marx appelait ça le « fétichisme de la marchandise » : il entendait par là que, dans un monde capitaliste, la valeur d’un objet n’a malheureusement rien à voir avec le travail qui a été accompli pour lui donner vie, mais imprégnée d’une valeur mystique basée sur un nom, et sur le désir provoqué par ce nom.
On a tendance à croire que nous sommes des individus à part entière, dôté d’un profond libre arbitre ; et pourtant, on associe systématiquement certaines marques, sans même savoir de quoi leurs produits sont faits ou comment ils ont été fabriqués, à un gage de prestige social, de luxe, de réussite ! Mais attention, ce n’est pas uniquement le monde de la mode que je pointe du doigt, c’est le monde tout entier : celui de la politique, de la santé… toutes ces instances qui assurent : “Je suis l’autorité, et par conséquent, vous devez me croire.” Il faut constamment questionner ces voies d’autorité, être critique face aux choses que l’on consomme.
https://www.instagram.com/p/BZvnfvon20_/?taken-by=chloewise_
« Comparer la façon dont on chosifie le corps des femmes, et celle dont on représente la nourriture »
Dans ta dernière exposition « Of False Beaches and Butter Money », qui se tient en ce moment même à la galerie Almine Rech de Paris, c’est aussi une critique à l’égard de l’industrie alimentaire que tu délivres…
Tout à fait. À travers mes travaux, j’ai toujours voulu comparer la façon dont on chosifie le corps des femmes et celle dont on représente la nourriture – car dans les deux cas, on montre un produit qui est fait pour être désiré, consommé. Dans les toiles de « Of False Beaches and Butter Money », la peau des femmes, d’apparence brillante et onctueuse, rappelle par exemple la texture du beurre. J’ai souvent recours à cette méthode de comparaison des désirs pour exprimer ma pensée.
L’idée aussi, c’est de montrer la façon dont les marques utilisent l’imagerie de la santé pour mieux vendre leurs produits. Pour nous vendre du jus de cranberry par exemple, elles vont poser la bouteille de jus devant un ciel bleu et un immense gazon vert, car dans l’imaginaire collectif, ces éléments évoquent immédiatement la nature, et donc le fait que ce produit est naturel – et aujourd’hui, nous voulons tous être des consommateurs de produits naturels, n’est-ce pas ? Mais que se passe-t-il si on place un paquet de cigarettes dans ce même décor ? On associera également la cigarette avec la nature, le bien-être !
J’utilise le même modus operandi que les marques (la peau onctueuse des femmes, les poses sensuelles, le ciel bleu et dégagé qui évoque la nature, les emballages de beurre qui brillent comme des diamants…) dans le but de révéler les parallèles existants entre le monde de la consommation, l’histoire de la publicité, et la façon dont on crée le désir. Et surtout, comment tout n’est que fiction.
Finalement, tu dresses une sorte de miroir très critique de la société…
Oui, mais je ne veux pas être que dans la critique : je veux aussi célébrer les choses culturelles que notre société nous permet de partager. Je veux célébrer l’histoire de l’art, car j’adore les couleurs, les formes… Je suis vraiment quelqu’un d’optimiste, qui adore à peu près… tout [rires] ! Mes travaux sont critiques, mais ils ne sont pas là pour dire : « Mon Dieu, c’est l’enfer, il n’y a plus d’espoir, tout est foutu. » Au contraire, ils sont plutôt là pour dire : “Hé, regarde comme on a besoin de changer, mais aussi comment c’est drôle, beau, intéressant…« .
“Ouvrir la voie à d’autres femmes”
Pour transmettre tes idées et exprimer ton amour de l’art, tu as recours à plusieurs supports tels que la sculpture, la peinture, la vidéo ou encore les réseaux sociaux. Comment fait-on pour naviguer entre cette infinité d’éléments sans jamais perdre l’identité profonde de son art ?
Il n’y a pas vraiment de recette… Et d’ailleurs, je crois que la France et les États-Unis n’ont pas la même vision à ce niveau-là. À New York, tu peux faire n’importe quoi, et tout le monde l’acceptera et t’encouragera. Si tu es écrivain, tu peux aussi devenir DJ, chef, et politicien. À Paris, et en France de façon générale, il y a une certaine forme de hiérarchie qui fait que tu ne peux pas faire autant de choses à la fois. Et les racines de cette pensée viennent à mon sens des binaires patriarcales, qui pensent qu’il y a d’un côté les femmes (qui doivent être à la maison) et de l’autre les hommes (qui vont au travail). Avec ce mode de pensée, les rôles ne peuvent pas se confondre ou s’inverser, car tu ne peux être qu’une chose à la fois. Aux États-Unis, on acceptera très bien une religieuse qui veut lancer sa ligne de vêtements punk ! C’est aussi pour cela qu’il faut résister à notre Président actuel : notre pays est fondé sur l’acceptation de l’autre, la tolérance et le droit à la différence, il faut se battre pour ces idéaux.
Est-ce qu’en tant que jeune femme artiste, tu as l’impression d’avoir une certaine responsabilité dans le monde de l’art vis-à-vis des autres femmes de ta génération ?
Oui, complètement ! Ce qui est difficile quand on est une femme je trouve, et jeune qui plus est, c’est que peu importe les efforts que tu feras : tu ne seras jamais autant considérée qu’un homme. Et c’est pour ça que je travaille autant… D’ailleurs, personne ne me demande jamais à quel point je travaille, alors que pourtant, je travaille 13 heures par jour pendant des mois et des mois pour monter mes expos ! Je travaille plus dur que tous les gens que je connais actuellement. Le but de ce travail acharné, c’est non seulement d’être présentée dans des expositions en tant qu’artiste à part entière (et non en tant que « femme-artiste », comme on le voit souvent), mais aussi effectivement de pouvoir ouvrir la voie à d’autres femmes, à d’autres minorités qui ne sont pas souvent représentées. Alors je vais continuer à travailler aussi dur que possible, et à crier mon message de tolérance aussi fort que je le puisse.
https://www.instagram.com/p/BZGUoK8nHoJ/?taken-by=chloewise_
L’exposition « Of False Beaches and Butter Money” de Chloe Wise se tient jusqu’au 7 octobre 2017 à la galerie Almine Rech, 64 rue de Turenne, 75003 Paris.
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