De l’incontournable smiley en clin d’œil à l’émoji stylisé qui représente un plat de sushis, les émoticônes ont envahi nos fenêtres de chat et nos SMS. Sont-ils pour autant en train de remplacer les mots ? Analyse du sociologue André Gunthert, chercheur en histoire culturelle et études visuelles à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
D’où vient le phénomène des émoticônes ?
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André Gunthert – L’usage de ces icônes a une origine bien particulière. Elles ont été au départ utilisées par la jeunesse japonaise, puis chez les adolescents en Asie du Sud-Est. Le mot « émoji », qui remplace peu à peu celui d’émoticône, est d’ailleurs un terme japonais. Au départ, il y a une vingtaine d’années, c’était des jeunes filles (entre 12 et 15 ans) qui réalisaient des albums, dans lesquels elles collaient des stickers, des formes éditoriales standardisées qui représentaient des papillons, des fleurs, des chevaux, des jolies images. Puis il y a eu un phénomène d’utilisation plus large, par des groupes plus âgés, de ces outils de « langage », auparavant caractéristiques de la jeunesse et de l’adolescence.
Comment l’utilisation des émojis s’est-elle généralisée?
La mode du Japon est un élément important dans cette histoire. Cela fait une bonne quinzaine d’années que les formes visuelles japonaises sont venues concurrencer la culture hollywoodienne. Chez les plus jeunes, je pense qu’on peut dire que les références culturelles japonaises (BD, cinéma, dessins animés) occupent maintenant la première place.
Et le deuxième phénomène qui a tout changé, c’est l’explosion des outils de communication privés. Internet et la 3G ont permis une communication rapide (en quelques clics, en quelques mouvements de doigts). Il y a une quinzaine ou vingtaine d’années, nos outils de communications se limitaient au téléphone. Aujourd’hui on a des centaines de moyens d’échanger des messages, à tout moment de la journée avec les smartphones, et de manière quasi exponentielle.
Est-ce que les adultes de tout âge utilisent les émojis ?
Le phénomène de l’utilisation des émoticônes s’étend par contamination de proche en proche : on va du plus jeune vers le plus âgé. Si on faisait une courbe, on aurait une activité plus intense chez les jeunes, qui va en diminuant quand on passe après les 30 ou les 40 ans. Mais ce sont des usages qui se diffusent et se répandent beaucoup et rapidement. On retrouve maintenant des émoticônes dans des mails, qui sont pourtant des messages rédigés de manière « classique ».
Peut-on utiliser les émoji dans n’importe quel contexte?
Ce sont typiquement des formes qu’on utilise dans des conversations très rapides, comme une série d’échanges en chat ou SMS, où chaque message n’est composé que de quelques mots parfois écrits en langage simplifié. Tout ça fait en quelques secondes.
Les émoticônes vont-ils remplacer les mots ?
Aucun risque. La communication officielle, le langage politique, tout ça n’est pas touché par ces outils. Je pense plutôt que les émoticônes complètent les mots, c’est une façon de marquer un message. On peut le rapprocher de l’usage de plus en plus fréquent de photos faites avec des smartphones. Déjà à l’époque, on avait les cartes postales. Le message est pré-rédigé, il y a une illustration (un chat, un chien, n’importe quoi), il n’y a pratiquement besoin que de mettre l’adresse et de signer. C’est vraiment la préhistoire par rapport à ce qu’on vit. Aujourd’hui on a une gamme d’outils beaucoup plus importants, mais on peut observer qu’il y a toujours eu ce goût pour le marqueur visuel.
Les images donnent une plus-value émotionnelle ?
Oui, au fond, c’est comme si le langage (les mots, les phrases), c’était le degré zéro de la communication. Une émoticône est une forme qui permet de le distinguer. Les émojis ont trois caractéristiques. Une caractéristique esthétique, car un message avec des images est plus joli, c’est décoratif. Une caractéristique ludique, car cela apporte un degré de plaisanterie. Et un caractère sémiotique, qui repose sur l’ambiguïté de l’émoji : une image peut signifier plusieurs choses, et peut être interprétée de façon plus large qu’un message linguistique.
Quand vous avez une conversation dans cadre privé, où les gens se connaissent, vous pouvez utiliser des émoticônes ou des photos connectées qui vont avoir une signification particulière pour les personnes avec qui vous échangez. Le message est adressé à quelqu’un en particulier, dans un contexte que vous n’allez pas utiliser pour d’autres destinataires.
Ce sont ces trois caractéristiques qui empêchent l’utilisation d’émojis dans des échanges plus « officiels »?
Absolument. Le côté ludique serait déplacé, dans une conversation officielle (ce que j’appelle une conversation « publique »). C’est véritablement au sein de la sphère intime que ces nouvelles conversations visuelles prennent leur essor, et sont en train de fabriquer un nouveau langage. C’est une forme conversationnelle propre, qui est en train d’inventer de nouvelles règles, avec un côté ludique très puissant.
Mais cela fait partie du langage : regardez l’argot, la dimension ludique fait partie du langage. On l’a toujours utilisé en plaisantant, en s’amusant, en jouant avec les mots, en particulier chez les jeunes. Ce sont eux qui inventent de nouvelles formes langagières : les jeunes ont une espèce de puissance inventive par rapport au langage. Et aujourd’hui, elle s’applique aux formes visuelles, avec la puissance de l’ambiguïté qu’on leur connaît.
Vous dites que les émoticônes sont des formes éditoriales standardisées : est-ce que ça ne réduit pas le champ des possibles, dans l’expression ?
C’est en effet paradoxal, car c’est une créativité très industrialisée et encadrée. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a que 26 lettres dans l’alphabet : on peut faire énormément de choses avec un groupe d’outils standards ! Après, ce sont les variations qui fabriquent les contextes. On joue évidemment sur ce changement de situations. C’est ce que je veux dire quand je parle du côté ludique, ça rajoute une « petite énigme » dans la compréhension du message. Sur un plan linguistique c’est vraiment très intéressant et très riche.
Que pensez-vous des revendications de certaines communautés, qui aimeraient plus de diversité, pour que les émoticônes correspondent plus à leur réalité ?
C’est tout à fait logique d’avoir ce genre de revendications. D’ailleurs, très souvent, il y a des réponses positives à ce type de demandes. De toute manière, les émojis sont des formes très évolutives. Il y a la gamme standard: des émoticônes classiques, les 4 ou 5 que tout le monde utilise, et ensuite il y a des sous groupes, des milliers de groupes très variés.
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