La plus powerful et brillante réalisatrice américaine, Kathryn Bigelow, filme dans le controversé Detroit les violences policières dont furent victimes des citoyens noirs en 1967. Cinquante ans plus tard, la société US est toujours, selon la cinéaste, traversée par les mêmes tensions raciales.
Elle fait facilement dix ans de moins que son âge. Elancée, super fit, charismatique, Kathryn Bigelow a fière allure. Celle qui est la seule femme appartenant depuis vingt-cinq ans à la liste A des cinéastes hollywoodiens ne correspond pas vraiment au cliché sexiste qui voudrait qu’une cinéaste fasse des films féminins, soit plutôt intimistes, romantiques, portés sur les relations familiales, amicales ou amoureuses.
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D’Aux frontières de l’aube (1987)à Zero Dark Thirty (2012) en passant par Point Break (1991) ou Démineurs (2009), l’œuvre de la dame est de fait plutôt dark, du genre viril, pleine d’affrontements, d’uniformes policiers ou militaires, d’armes diverses, de tensions, de violence et d’impact physique.
Un paradoxe ? Avec elle, la dichotomie genrée du cinéma est une fausse piste : “Je ne crois pas trop au concept de film féminin ou masculin. Pour moi, il y a avant tout des cinéastes. Certes, j’entends bien que chacun et chacune amène un peu de son vécu dans son travail, et que le vécu est en partie influencé par le genre auquel on appartient, mais à mes yeux le plus important est le contenu et la valeur d’une œuvre. Par ailleurs, considérer les films d’action comme masculins et les films intimistes comme féminins, c’est peut-être un cliché qu’il faut battre en brêche et j’y travaille (rires)…”
Avec son nouveau film, Detroit, elle affronte une autre zone conflictuelle, peut-être encore plus brûlante que la question du genre, surtout aux Etats-Unis.
Le film s’attache aux émeutes raciales qui avaient secoué Motor City (et le pays) en 1967, quand la population noire s’était révoltée contre les violences policières arbitraires et récurrentes.
Au cours de ces événements eut lieu un épisode particulièrement symptomatique : un contrôle extrêmement éprouvant dans un motel où, durant toute une nuit, les flics torturèrent mentalement (et un peu physiquement aussi) un groupe de jeunes Noirs. Résultat, trois morts, un procès, les flics acquittés.
“Le public doit savoir ce que ça fait que d’être plaqué contre un mur”
Toute la partie centrale de Detroit met en scène ce moment, produisant sur le spectateur un effet puissant, suffocant, jusqu’au malaise. “Je voulais cette longue séquence pour attirer l’attention du spectateur sur ces personnages et sur la violence qu’ils ont subie. Cet épisode concentre toutes les questions que je voulais soulever sur la brutalité policière, le racisme systémique. J’ai quasiment tourné en temps réel pour que le public prenne bien conscience de tout ça, et que ce qui s’est passé il y a cinquante ans se passe encore aujourd’hui.”
Bigelow souhaite évidemment que le public s’identifie aux victimes de la situation qu’elle filme, au risque de susciter une fascination de certains spectateurs pour les bourreaux (un électeur de Trump ou un membre du KKK seraient susceptibles de se réjouir devant une telle séquence), un peu comme dans la scène de torture de Zero Dark Thirty qui avait déjà été reprochée à la cinéaste.
Avec de telles scènes, Bigelow repose l’éternelle question de la représentation de la violence et du rôle que joue le propre regard de chaque spectateur. “La séquence est difficile, inconfortable, explique-t-elle, mais il faut cela pour engager le public, pour le pousser à entreprendre cette conversation sur notre société, ses inégalités, sa brutalité. Il faut parler aux émotions du spectateur, pas seulement à son intellect. Il doit savoir ce que ça fait que d’être plaqué contre un mur, de ne pas savoir si on sortira vivant ou mort, d’être à la merci d’un arbitraire total…”
Réalisé par une Blanche
Aux Etats-Unis, où le film ne marche pas très fort, c’est une tout autre polémique qui a surgi à propos de Detroit. Le film serait illégitime parce que réalisé par une Blanche.
Des médias en ligne ont reproché au film de ne pas montrer de personnage féminin noir. Charles Ezra Ferrell, spécialiste de l’histoire afro-américaine, a déclaré au New York Times (2 août) : “La violence policière contre la communauté noire existe depuis bien avant 67. Le film ne rappelle pas cela. Sans cette contextualisation historique, les émeutiers apparaissent comme de simples vandales, ce qui diminue la teneur politique de leurs actes.”
D’autres ont défendu la cinéaste en élargissant le débat, comme Owen Gleiberman dans Variety. Après avoir rappelé qu’il faut toujours se battre pour l’égalité raciale, notamment au cinéma, le journaliste affine : “Bigelow a utilisé son savoir et son imagination pour franchir les frontières de sa propre expérience et se mettre à la place d’autrui. C’est ce que font les grands cinéastes. C’est ce que font les artistes. Voulons-nous vivre sous une surveillance de correction artistique qui dicterait aux cinéastes aventureux ce qu’ils ont le droit de faire ou pas ?”
Mélanges ethniques
Un débat qui pourrait paraître étonnant vu de France, pays de l’universalisme qui a longtemps occulté la question raciale. Reprocher à la Blanche Bigelow de s’être approprié une histoire noire est d’autant plus discutable à propos d’un film situé à Detroit, ville du label Motown, et dont l’un des personnages est chanteur de soul.
Motown fut ainsi fondé et dirigé par le Noir Berry Gordy, qui avait imposé une soul urbaine sophistiquée, métissée d’arrangements pop pour mieux séduire le public blanc.
Le grand rival de Motown, c’était Stax, fameux label de Memphis fondé et dirigé par des Blancs, arrimé sur un orchestre maison racialement mixte et fabriquant une soul rurale pure et dure, aussi intensément noire qu’un expresso serré.
Les mélanges ethniques ont fait la légende et la beauté de la musique populaire américaine ! Mais les temps ont changé, les positions politiques se sont radicalisées jusqu’à questionner la pertinence des artistes en fonction de leurs origines ethniques et du sujet qu’ils abordent.
“Cette controverse est féconde”
Cette controverse ne semble pas troubler la cinéaste, bien qu’elle et son film soient les boucs émissaires d’un débat plus vaste. “J’accueille avec sérénité les critiques et les polémiques, du moment qu’elles font avancer la discussion. Cette controverse est féconde, elle nous rappelle à nous, les Blancs, que nous sommes privilégiés. Il faut parler des inégalités raciales et essayer de changer les choses. Après, les réponses à ces questions légitimes ne peuvent pas être générales ou simplistes. Ainsi, je ne crois pas qu’un film sur les Indiens doive obligatoirement être signé par un réalisateur indien. Ce qui compte, c’est la valeur d’une œuvre, les intentions sincères de l’auteur. En faisant ce film, je ne voulais pas m’approprier une histoire noire à la place des Noirs, j’espérais au contraire que d’autres cinéastes et producteurs, y compris noirs, aient envie de faire des films sur ce type de sujet. Mon sentiment profond, c’est que la couleur de la peau n’est pas ou ne devrait pas être si importante. Martin Luther King a déclaré dans son célèbre discours : ‘Je formule le rêve que mes quatre enfants vivront un jour dans un pays où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau mais par la substance de leur personnalité’. Tout était dit.”
Un clown de la téléréalité ignorant et dangereux
Detroit parle de l’année 1967 mais aussi d’aujourd’hui. Si mille choses ont changé en cinquante ans, la brutalité policière envers les Noirs n’a pas bougé d’un pouce (et a même contaminé la France).
On ne compte plus les affaires d’innocents assassinés et de flics acquittés alors que le mouvement Black Lives Matter ou les gestes symboliques des footballeurs américains occupent les unes de l’actu. Kathryn Bigelow a grandi dans les années 1960 et s’est éveillée à la conscience politique dans les manifs contre la guerre du Vietnam. L’intérêt pour la chose publique ne l’a plus jamais quittée.
Obamaphile et trumpophobe, Bigelow pensait comme des millions de gens que l’avènement d’un président noir à la Maison Blanche renverrait définitivement le racisme aux oubliettes de l’histoire, achevant enfin la maturation de la démocratie américaine. Et puis non. Obama n’a pas su ou pu éradiquer les zones de racisme systémique dans les institutions américaines, et c’est un clown de la téléréalité ignorant et dangereux qui est devenu président des Etats-Unis.
Une cousine d’Oliver Stone en moins balourde
Une régression radicale, cauchemardesque, qui sidère Bigelow comme les millions de gens qui croient au progressisme : “Aux Etats-Unis, il y a des forces de régression et de bigoterie qui sont là et ont toujours été là. Elles sont puissantes mais elles ne sont pas invincibles et il faut les combattre. Je crois fermement qu’il y a toujours des possibilités pour le changement – le changement positif, progressiste, bien sûr. Comme disait James Baldwin : ‘Rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas’. Il faut donc affronter ces questions, les défier, les faire connaître, soulever les consciences. C’est ce que j’essaie de faire avec ce film. Nous, journalistes, cinéastes, ne pouvons certes pas changer le monde en un clin d’œil mais nous avons un pouvoir, celui d’éveiller les consciences et d’engager la discussion.”
Kathryn Bigelow est ainsi un specimen de cinéaste assez rare, à la croisée du spectaculaire hollywoodien et de la bonne vieille “fiction de gauche” européenne. Une sorte de cousine d’Oliver Stone en moins balourde, moins manichéenne et plus inspirée, avec tout le respect que l’on a pour l’auteur de JFK.
Par cet engagement viscéral, elle se distingue de la majeure partie de ses confrères. “Selon moi, la distraction ne suffit pas. Un film doit plaire, séduire, certes, mais aussi avoir du sens, soulever des questions profondes. Je ne conçois pas le cinéma autrement.”
Detroit de Kathryn Bigelow, en salle le 11 octobre
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