Le terme « attention whore » a beaucoup évolué, et ne qualifie plus seulement ces adolescentes qui s’exposent dénudées et provocantes sur le web. Il désigne tous les internautes en recherche d’attention. Et s’il y avait finalement une attention whore en chacun de nous ? Et si nous étions tous des acteurs de cette économie de l’attention, qui régente l’Internet 2.0 ?
L’été, et son lot de photos de vacances à la plage. Ou au bord de la piscine. Ou dans son bain. Ou à la salle de sport. Ou simplement dans la rue, mais dans un tout petit short. Qu’importe le contexte, l’important est de montrer à sa communauté ses nouveaux abdos, ses cuisses bronzées. L’été est sans doute la période préférée des attention whores, qui aiment s’exhiber et le font sans se priver sur Instagram, Facebook ou Twitter, le plus souvent en postant un selfie (auto-portrait) naïvement aguicheur. Attirer l’attention, sur les réseaux. Qu’on le condamne ou le défende, l’attention whorisme n’en reste pas moins le premier moteur de l’économie qui dirige Internet : l’économie de l’attention. Et tous, à notre façon, y contribuons.
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La peur terrible d’être transparent
Internet, 1997. Michael H. Goldhaber, journaliste et sociologue, débarque avec sa théorie selon laquelle une nouvelle forme d’économie, différente de l’économie capitaliste, ferait la loi sur le web : l’économie de l’attention. Il écarte l’économie de l’information, expliquant lors d’une conférence (dont la retranscription est disponible ici) que « ce qui compte le plus, c’est ce qui est le plus rare, c’est -à-dire l’attention« . Sur Internet, rien n’aurait plus de valeur, rien ne serait plus précieux. Sur le marché digital saturé de l’offre et de la demande, il y a beaucoup trop d’instagrams, pour beaucoup trop peu d’attention.
« L’information représente une base invraisemblable pour une économie sur Internet, pour une simple et bonne raison : les économies sont gouvernées par ce qui est rare, et l’info, spécialement sur le Net, n’est pas seulement abondante, mais débordante. On se noie dans cette masse d’informations, et tous les jours il en arrive davantage. […] Il y a autre chose qui habite Internet, circulant dans la direction opposée de l’information, et c’est l’attention. Cette attention dont il est question, est une ressource intrinsèquement rare », dit Goldhaber.
Si l’attention est la ressource rare de cette nouvelle économie, l’attention whore est la figure-clé de l’Internet, le trader de ce nouvel espace conversationnel. L’attention, ce saint Graal, dicte plus que jamais nos faits et gestes. La phobie d’une série de tweets invisibles, sans reply, sans RT, ni même favori. La crainte de la photo de ses jambes sur Instagram, sans le moindre like. La peur terrible d’être transparent, d’errer sur l’Internet comme un fantôme, comme une âme en peine exclue du système économique de l’attention, qui implique d’en recevoir pour exister.
A l’origine, une connotation sexuelle
Initialement, le terme “attention whore” renvoyait à une recherche d’attention sexuellement connotée. Le « whore » (littéralement « pute ») était alors proche de son sens premier. Le terme comme les conditions pour en faire partie ont évolué. Aujourd’hui, est attention whore tout individu ayant soif de reconnaissance sur le web, qu’il recherche par tous les moyens – sexuels ou non. Interrogée par les Inrocks, Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS, l’analyse comme une « déclinaison dégradée du phénomène des cam whores, ces jeunes adolescentes paumées, qui s’exhibent sur Internet en se filmant via leur webcam, dans des poses plus que suggestives » dont elle parle dans son livre Génération Y.
« Cette recherche d’attention renvoie au comportement adolescent, assez friand de ce genre de choses. Provocateurs et naïfs, ils s’exposent constamment. Sur Internet, les sexualités sont exacerbées, au contraire de la vraie vie qui tend à une égalité des genres. Le rapport au sexe est accentué et mis en avant. Le phénomène des attention whores vient de là, et peut en 2013 se penser comme une évolution moins obscène et plus implicite », ajoute Monique Dagnaud.
Aujourd’hui, le journaliste qui va partager le lien de l’article qu’il a écrit s’attend à ce que sa communauté clique, lise son papier. Il va chercher la reconnaissance et l’attention, prenant ainsi des airs d’attention whore. En mettant en avant son travail et son esprit davantage que son corps, mais toujours en attirant l’attention sur une partie du « soi ». L’attention whorisme ne se limite plus aux selfies, mais s’exprime à travers tweets, statuts, commentaires, interactions. Les réseaux sociaux sont définitivement devenus le terrain de jeu de prédilection des attention whores. Toute recherche d’attention positive ou négative, rentre dans le concept. Aujourd’hui l’attention whorisme n’est pas nécessairement bruyant, n’est plus nécessairement vulgaire. L’attention whorisme peut être doux. Simplement, il engage systématiquement la poursuite d’un but précis : se faire remarquer.
Entre revendication exhibitionniste et pratique un peu timide
Deux types d’attention whorisme s’affrontent : l’attention whore qui ne s’assume pas vs l’attention whore qui s’assume. Deux styles, deux histoires. L’attention whore qui ne s’assume pas ne suit qu’une seule règle : créer une diversion à son attention whorisme. Essayer de faire oublier son besoin d’attention. N’établir aucun rapport entre la photo et la légende, lorsqu’elle s’exhibe. L’attention whorisme non-assumé a besoin d’un prétexte. Et comme le dit ce tumblr, tous les prétextes sont bons. Une déferlante de captures d’écran des photos Instagram ou twitpics de jeunes filles – à déplorer l’absence de mâles – inonde ce Tumblr qui veut dénoncer avec humour ces attention whores qui mettent une photo d’elles en bikini, en légendant qu’elles « révisent ». Aucun rapport.
L’attention whorisme assumé, plus brut, va en revanche poster un petit seflie sur Instagram, mais sans légende. La pute de l’attention qui s’assume peut évidemment légender ses photos, et dans ce cas on pourra lire : « Ma tête au réveil !!! », ou « Nouvelle coupe de cheveux, vous en pensez quoi ? ». C’est clair, et précis. Dans la forme, on ne cherche pas tous l’attention de la même façon. Mais on en a tous besoin. Michael H. Goldhager, le père de la thèse sur l’économie de l’attention, explique pourquoi :
« Dans une économie basée sur l’argent, pratiquement tout le monde se doit d’avoir un peu d’argent pour survivre. Donc l’attention, dans une certaine quantité, devient un pré-requis obligatoire à la survie. Dans un champ plus large, ça a toujours été le cas pour les nourrissons. Sans attention, un bébé ne peut satisfaire ses besoins primaires et matériels, pour manger, se réchauffer, faire changer sa couche etc. Même si vous ne mettez pas un point d’honneur à recevoir un peu d’attention, même si vous êtes très timides et solitaires, vous ne pouvez vraisemblablement pas survivre sans recevoir un minimum d’attention, pour lequel, même à contrecœur, vous avez du vous battre. »
L’hypocrisie de l’attention whore
Les attention whores qui ne s’assument pas se sentent souvent un peu honteuses dans l’exercice. Elles rafraîchissent frénétiquement leur page Facebook dans l’attente de nouveaux compliments sur leur dernière photo de profil, minutieusement choisie. Elles vivent au rythme des notifications de « like ». L’opinion a immédiatement perçu l’attention whorisme comme un horrible défaut, celui de se mettre avant. L’attention whorisme est l’égocentrisme 2.0. Et les attentions whores qui l’assument mal, ont tendance à critiquer celles qui s’exercent au jeu avec naturel. Monique Dagnaud l’explique :
« Ce comportement n’a rien d’étonnant et est propre à la culture du Net. On joue un rôle, mais on est à la fois systématiquement dans la posture du ‘je ne suis pas dupe de la comédie que je fais’. L’individu va se mettre en scène, en se disant conscient de son attitude. On navigue continuellement entre une posture d’authenticité, et le rôle que l’on se donne. Ici, ‘l’attention whore qui ne s’assume pas’ va biaiser sa recherche d’attention ou critiquer celle d’une autre, tout en se disant consciente de pouvoir faire la même chose. »
Sans « attention whore », pas de web 2.0
Le web 2.0 a besoin de l’attention whorisme de masse, pour exister. Les juges de comportement numérique autoproclamés qui le condamnent n’y changeront rien. L’attention whorisme n’est puni par aucune loi, et, qu’il soit assumé ou non, il demeure l’essence même de l’Internet 2.0. Cet Internet et sa course aux likes, à l’approbation. Cet Internet surpeuplé envahi de mèmes, où l’on cherche souvent à se démarquer.
L‘attention whorisme de masse n’est pas une dérive de cet Internet que l’on aime tant, mais bel et bien sa véritable essence : celle qui attend la réaction, celle qui supplie l’interaction, celle qui génère le partage, celle qui nous fait nous sentir moins seuls.
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