Le site qui permet de chater via webcam avec de parfaits inconnus bouleverse le rapport à soi et à l’autre sur internet. De l’exhibition la plus crue à la rencontre magique, un jeu pervers mais fascinant.
Aux origines, l’Internet était un lieu peuplé d’étranges créatures aux pseudos chantants, qui échangeaient sur des forums ou des portails de discussion sans jamais vraiment se dévoiler.
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De cette pratique millénaire ne subsiste aujourd’hui plus rien. L’apparition des réseaux sociaux, Facebook en tête, a fait voler l’anonymat en éclats. Les noms de baptêmes sont venus remplacer les mamar51, pearly* ou mecde16 et l’apparition des appareils photo numériques a permis l’établissement de nouvelles règles de mise en scène de soi au travers de clichés triés sur le volet.
Oubliez tout ça. Chatroulette réconcilie les deux époques fondatrices du web. Qualifié de “plus grosse révolution depuis YouTube” par certaines voix influentes du milieu, le site permet à n’importe quel possesseur de webcam de chater en direct avec un parfait inconnu (“random stranger” selon le vocable utilisé).
Objectivement, l’anonymat est total. Visuellement, l’internaute se retrouve confronté à son image et à celle de son interlocuteur, placées l’une sur l’autre dans la fenêtre de chat. Le principe est simple : une fois débarqué sur chatroulette.com, un simple clic sur “Start” met l’internaute face à l’un de ses congénères. La discussion peut s’engager, à moins que l’un des deux décide de cliquer sur le bouton “Next”, qui permet de zapper son interlocuteur au profit d’un autre qui apparaît dans la seconde sur l’écran.
Passer d’un graphiste de Philadelphie à une étudiante coréenne devient donc possible en une petite pression du doigt. Mettre fin à une discussion passionnante pour tomber sur un vieux monsieur avec une bouteille de bière dans le cul aussi.
Comme la roulette russe, Chatroulette est un jeu essentiellement malsain. Les hommes bite à la main sont légion et les messages implorant les demoiselles de découvrir leur poitrine pullulent.
Show tits for Haïti
Classiques du genre “les show tits” pour une cause aléatoire (d’Haïti à l’anniversaire de Bob Marley) s’imposent comme le leitmotiv du site. La majorité des utilisateurs excellent dans les blagues potaches voire salaces et il est fréquent de tomber sur de jeunes membres de fraternités américaines réunis dans le seul but de tourner en dérision leurs interlocuteurs.
Les soldats de l’armée US en costume militaire viennent aussi s’y détendre après une dure journée de labeur. Le défouloir parfait pour une soirée entre potes autour d’alcool bon marché.
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Le site se révèle sous d’autres aspects quand l’utilisation qui en est faite est solitaire. Traîner quelques heures sur chatroulette en solo nécessite un oubli de soi mêlé à une certaine dose d’inconscience. La porte poussée, il est pourtant difficile de s’arrêter.
Le zapping humain, fascinant, peut alors laisser place à de réelles discussions de plusieurs heures, de celles qui n’arrivent jamais dans la vie. Parler de la politique d’Obama et de Kanye West avec un étudiant de Pennsylvanie, du génocide arménien avec un Turc ou de ses problèmes familiaux avec un adolescent boutonneux tout droit sorti des Beaux Gosses version italienne semble étrangement naturel.
Et couplée aux mots (ou à la voix, on peut aussi se parler), l’image de son interlocuteur laisse découvrir, tranquillement assis sur un canapé, des fragments de vie. Il est rare que deux chatrouletteurs échangent leurs noms (ce point est réservé aux plus valeureux voire aux plus inconscients). La règle est de ne plus jamais revoir ou entendre celui ou celle avec qui on a partagé une certaine part d’intimité.
Outil d’humiliation ultime, le bouton “next”. On juge une personne sur un début de conversation ou sur une image d’une fraction de seconde. Se faire “nexter” rappelle ainsi de tristes sentiments déjà éprouvés IRL (in real life). Mais se faire zapper devient au fil des heures une routine inhérente aux règles du jeu.
Le bouton “Next” permet d’aller toujours plus loin, de rassasier sa curiosité et son voyeurisme ou de tomber sur des personnes au physique plus avenant.
[attachment id=298]Trou du cul d’internet
Pendant ses premiers mois d’existence, chatroulette était un réservoir à freaks. Aujourd’hui, sa population se diversifie. De 3 000 connectés par soir en début d’année, le site en compte aujourd’hui dix fois plus le week-end.
La raison ? Le bouche à oreille et la médiatisation par des sphères légitimantes, presse traditionnelle comprise. Le phénomène est tel que des stars comme Katy Perry ou Perez Hilton invitent leurs fans à (tenter) de les rejoindre sur le site.
On est loin des premiers pas du site qui doit son succès originel aux forums considérés comme « the asshole of the internet« , soit le trou du cul de l’internet (parmi lesquels le très influent 4chan) où propos amoraux et anonymat sont la règle.
La plateforme semble s’inscrire dans cette tradition : avec une simple recherche à partir du nom de domaine, on apprend seulement la date de création : le 16 novembre 2009.
Rien sur les créateurs*. Pas de nom, pas d’adresse, aucune info, à la différence de son prédécesseur direct, Omegle.com qui permettait de chater à l’écrit avec un inconnu et qui disposait d’un blog dédié exposant clairement le but d’un tel projet. Comme les théories du complot vont bon train sur l’Internet, le mystère autour de Chatroulette soulève quelques questions sur l’archivage des conversations et des vidéos. Initiative philanthrope ou perverse ?
Mais Chatroulette reste le royaume des nerds. L’internaute lambda y va pour rire, frissonner et tomber plus ou moins volontairement dans le panneau des fakes, ces fausses vidéos ou images donnant à voir des scènes plutôt surprenantes.
Pour ceux qu’on appelle communément les geeks, remplacer sa propre image par n’importe quelle vidéo grâce à un petit logiciel est un jeu d’enfant. Le choix est alors large, des pornos zoophiles à des vidéos de stars pour midinettes.
Mais le plus pervers – ou le plus drôle – reste l’utilisation de films ordinaires destinés à piéger l’internaute trop naïf. Une vidéo d’une jeune fille fixant l’écran peut ainsi pousser le premier pigeon venu à faire n’importe quoi en échange d’hypothétique “tits”. Derrière la prétendue webcam, un petit rigolo qui n’hésitera pas à faire des captures d’écran pour les mettre en ligne sur des sites dédiés à cet effet (par exemple : chatroulolz.tumblr.com).
Gigantesque foutage de gueule, blagues potaches, belles rencontres, bites et ratons laveurs, Chatroulette s’impose dorénavant comme un territoire neuf dont l’intérêt se situe quelque part entre le grand frisson et l’éclat de rire collectif. LOL.
[Edit : depuis la rédaction de cet article paru le magazine papier le créateur de Chatroulette s’est dévoilé au New York Times. Il s’agit d’Andrey Ternovskiy, un adolescent russe de 17 ans qui dit avoir eu l’idée du site ennuyé de parler avec toujours les mêmes potes sur Skype.]
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