Développé dans un cadre informel depuis les années 90, le télétravail a doucement brouillé la frontière entre les sphères privée et professionnelle.
Porté par l’utopie des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui promettait de réduire l’empreinte écologique et de désenclaver les travailleurs isolés, le télétravail a surtout représenté pour les entreprises un moyen d’accroître la flexibilité et de réduire les coûts, donnant lieu à des abus. Désormais encadré par un accord interprofessionnel datant de 2005 et bientôt par une loi (déjà adoptée par l’Assemblée nationale en juin 2009), qui prévoit notamment son caractère volontaire, il concernerait selon l’Insee 10 % de la population active salariée et 22 % des entreprises françaises, essentiellement dans le secteur tertiaire. Pour autant, l’amendement présenté par Frédéric Lefebvre lors de la discussion de la loi en mai dernier, et qui visait à organiser le télétravail pour les femmes en congé maternité, éclaire le triste dessein que certains lui réservent encore.
UN CHEVAL DE TROIE
L’image du cadre sup’ affranchi des contraintes spatio-temporelles grâce à son iBook ne serait donc pas si idyllique. Pour Bruno Moriset, professeur de géographie économique à l’université de Lyon-III, c’est la frontière entre vie privée et vie professionnelle qui est en jeu : “Traditionnellement, la vie est rythmée par des coupures dans le temps et l’espace, que les technologies abattent. Le travail pénètre dans la vie privée tel un cheval de Troie et accapare des temps et lieux auparavant consacrés aux loisirs, à la famille.” En 2004, un rapport du Forum des droits sur internet soulignait ce risque : “Les télétravailleurs sont plus nombreux à travailler le samedi ou le dimanche. 20 % d’entre eux signalent travailler “habituellement” la nuit.”
William Raynal, qui vient de fonder l’agence Black Pulp après avoir travaillé en entreprise puis à domicile, a expérimenté les deux terrains : “Sur site, les choses sont claires : quand les bureaux se vident, on s’en va. Travailler de chez soi implique que l’on a toujours ses outils à portée de main. Il devient délicat de refuser un travail de dernière minute.” Ainsi, délaisser ses amis en plein dîner parce qu’un patron vient nous sonner sur Skype participe de cette intrusion insidieuse de la vie professionnelle à domicile.
BOSSER 24 HEURES SUR 24
“Le site workaholic.com, qui met en relation télétravailleurs et entreprises, porte un nom très révélateur, s’amuse Bruno Moriset. Il sousentend que les types peuvent bosser 24 heures sur 24 parce qu’ils n’ont pas les contraintes horaires du bureau.” William Raynal ironise sur le risque de désocialisation inhérent : “En entreprise, même si on ne s’entend pas avec tous ses collègues, on parle, on vit. On ne se retrouve pas, à 8 heures du soir, en caleçon et avec la bouche pâteuse parce qu’on n’a pas dit un mot de la journée !” Pour Bruno Moriset, ces temps de contact sont essentiels : “La proximité entre les gens crée des occasions non planifiées de communiquer, ce que le télétravail empêche. Ce sont parfois des opportunités que l’on manque, une réunion à laquelle on n’est pas convié. »
Ainsi, la distance géographique que les TIC devaient supprimer demeure, et laisse craindre au télétravailleur une rupture d’égalité avec ses collègues sur site, ouvrant un cercle vicieux que relève William Raynal : “Dans le contexte virtuel où chacun travaille de chez soi, il devient compliqué de s’organiser autour d’un syndicat. Ce qui, dans le cadre encore flou du télétravail, serait d’autant plus nécessaire.” A quand les réunions syndicales en mode visio-conférence ?