Le géant Neil Young, l’élégante Rokia Traoré, la virtuose Youn Sun Nah ou encore l’agaçant Asaf Avidan. Morceaux choisis de la 22ème édition du Festival des Vieilles Charrues. Critique et écoute.
L’évènement/Le héros : Neil Young And The Crazy Horse
Samedi soir, vers 22h. Le temps s’immobilise, les regards se braquent, les mains se frottent. Sur scène, The Loner, géant crépusculaire, accompagné du Crazy Horse, son cheval électrique, insatiable. Vite, aux premières notes de Love and Only Love, s’ouvre grâce à la sature prométhéenne de la guitare, une brèche, une césure d’avec le quotidien. L’univers s’assombrit, le groupe dégueule un son massif, surpuissant, détruisant tel un bombardier les repères et les croyances établies. Les titres s’enfilent, certains spectateurs – les plus conformistes, les moins patients – s’étonnent, exigent du Harvest, de l’abordable, du tube. Mais Neil pousse, provoque, triture (phase d’expérimentation instrumentale de 15 minutes !), offre un léger répit (trois morceaux en acoustique dont Heart Of Gold et Blowin’ in the wind de Dylan) pour finalement fricoter à nouveau avec les enfers (Ramada Inn, Sedan Delivery). Au terme de 2h20 de sorcellerie, le maître de cérémonie, sourit. Les cordes cassées de sa guitare témoignent de la virulence de l’échange, de ce combat mené entre un artiste et sa légende. Le public lui, titube, hésitant de retourner à la réalité, pulvérisé par tant de violence et de beauté conjuguées.
La claque : Hanni El Khatib
Gueule gravure de mode, tatouages et cheveux gominés, une allure imparable, charisme tonitruant de ce rockeur américain trentenaire. Biberonné au blues et au rock garage, proche de Dan Auerbach des Black Keys, ses riffs accrochent, agressent, traversent, décollent les oreilles, causent suées, démangeaisons, et malgré les références (trop) évidentes (The Clash, The Stooges…), l’énergie et la puissance sonore l’emportent. Une claque jouissive et rafraîchissante suite à la déflagration Neil Young.
Le WTF: Youn Sun Nah Duo
Sous un chapiteau, comme en marge, une parenthèse lointaine des hurlements fauve des masses imbibées. Une chanteuse – Youn Sun Nah – d’origine coréenne, sourire enfantin, virtuosité haletante, grain modulable, spectre coloré. Et un guitariste – Ulf Wakenius – suédois, modestie palpable, technicité brillante, densité rythmique, sensibilité communicative. Une explosion, une rencontre entre deux jongleurs fous capables, d’un trait, de convoquer Metallica, le rauque abyssal de Tom Waits, la sensualité de Nat King Cole, le bruitisme sauvage de Yoko Ono ou la fantaisie lyrique de Cathy Berberian. Un duo venu d’ailleurs !
Le voyage : Busy P
Après Carlos Santana, un grand écart stratosphérique. Un voyage assourdissant, célébration nocturne du label Ed Banger. Ou dix ans de productions électro majeures (Justice, Mr Oizo, DJ Mehdi, Breakbot…), ici compilées et revisitées d’une paume experte par Busy P (alias Pedro Winter, patron du label et ex-manager de Daft punk), T-shirt des Beastie Boys, casquette sur le crâne et franc sourire à la fin d’un set en forme de préambule idéal de Phoenix, l’escale finale du festival.
La découverte : Electrik GEM
Une douzaine de musiciens sur scène (guitare, accordéon, percussions, cuivres, choristes…), une énergie constante, des compostions sophistiquées, un croisement entre les Balkans, le Proche Orient et l’électricité rock, et surtout, la possibilité, l’espace suffisant pour chaque membre de ce Grand Ensemble de la Méditerranée (GEM) de s’exprimer, de donner la pleine mesure de son talent. Un moment de partage, sans fausseté, rare.
Le relou : Asaf Avidan
Les sommets, parfois, émoussent. Perte de spontanéité, postures étroitement calculées, discours millimétrés: stigmates d’une prestation encombrée par le souci de plaire au détriment de surprendre. Bien sûr la machinerie opère, les cris étranglés et les stridences à rallonge suscitent l’enthousiasme. Mais avant la déferlante One Day/Reckoning Song , avant la caricature et le tapin (ne plus jamais citer le nom de Janis Joplin !), Asaf Avidan hurlait moins et donnait plus. Une équation, avec le succès, désormais inversée.
Moments de solitude : Patrick Bruel et Marc Lavoine
Se retrouver, dès le vendredi soir, encerclé par des hordes d’ados hystériques et de quinquas nostalgiques, les tympans – saturés de « Patriiiick » – près de fondre, et les yeux abasourdis, terrassés par ces corps réunis autour de ce chanteur engagé (aparté sur les prisons : une perle !) à la voix cassée. Puis, le dimanche, frôler l’insolation auditive, là, en plein soleil, au milieu de braillards rubiconds, sous l’ardeur de la vacuité tristement orchestrée et malheureusement fédératrice. Mais, à la vue de quelques résistants consternés, sourire et se rassurer : non les yeux revolver n’ont pas achevé tout le monde.
La classe : Rokia Traoré
Sentir, la poussière bretonne collée aux talons, battre un cœur, un paysage, un ailleurs. Par son corps – silhouette ébène gracieuse drapée de rouge pour l’occasion _ et par sa voix, Rokia Traoré incarne, malienne aux reflets du monde, la rencontre fructueuse entre Afrique et Occident. Teintes blues, airs traditionnels, saillies tribales (l’envoutante danse finale avec ses deux choristes !) : une heure de world music équilibrée, intense, menée sourire battant avec élégance.
La phrase
Asaf Avidan : « It’s a festival, so you should have alcohol. Santé!”