Nourri de machines futuristes, le film de boucle temporelle excède pourtant ce dispositif et s’installe finalement à la marge de la science-fiction. Article extrait de notre hors-série consacré à la science-fiction, en kiosque le 19 juillet.
Tout le monde aura remarqué que dans le cinéma des vingt dernières années on voyage beaucoup dans le temps : boucles temporelles, comme dans Lost Highway, de Lynch, ou dans l’excellent Triangle, de Christopher Smith (2009) ; destins qui bifurquent, comme dans Pile et Face (Peter Howitt, 1998) – et nous avons droit aux deux embranchements et à deux Gwyneth Paltrow ; père mort et fils vivant communiquant à trente ans de distance par un simple émetteur-récepteur d’ondes courtes (Fréquence interdite, Gregory Hoblit, 2000) ; histoires racontées par la fin (de Christopher Nolan dans Memento à Gaspar Noé dans Irréversible), et ce n’est qu’un petit échantillon. Le spectateur a compris que, dans bien des cas, il n’est plus besoin de machine futuriste. Ce n’est donc souvent pas stricto sensu de la science-fiction : et encore moins du fantastique, en l’absence de surnaturel ou de magie. Reste, pour ceux qui veulent une explication, l’alibi psychiatrique (le personnage est fou, et nous sommes dans sa psyché). Mais on peut se passer de toutes ces explications, car ça fonctionne tout seul, puisque cela part de ce que j’appelle le réel cinématographique. Nous, spectateurs installés devant un écran, nous croyons d’office que le temps se parcourt, se répète et se bloque, puisque c’est l’effet direct du montage cinématographique et de l’enregistrement du temps par le cinéma. D’ailleurs, le chef-d’œuvre du film de boucle temporelle ne fait intervenir ni machine ni baguette magique : c’est bien sûr le merveilleux Un jour sans fin d’Harold Ramis (1993). Je n’ai croisé personne ayant vu ce film être frustré par l’absence de toute explication.
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Alors, la science-fiction continue-t-elle d’être nécessaire pour ce genre d’histoire ? Dans un film de boucle temporelle récent, Source Code de Duncan Jones (2011), Jake Gyllenhaal doit revivre plusieurs fois les mêmes huit minutes (je n’en dis pas plus, pour ne pas déflorer le sujet). Quand il demande au scientifique responsable du projet comment ça marche, celui-ci lui parle de “physique quantique”, et on en reste là… Est-ce que le film aurait pu se passer de ces quelques mots de jargon scientifique qui nous sont jetés comme de la graine à des poulets ? Je ne crois pas car, dans un film, les mots sont aussi importants que le reste. Postuler, même au détour d’une simple réplique, une machine, un procédé, une invention, c’est inscrire les péripéties du film dans l’histoire de la technique en général.
L’invention de la machine
Le voyage dans le temps est une vieille idée dans les légendes, mais l’idée d’une machine qui le permettrait est la création de l’esprit d’un homme, H.G. Wells, l’écrivain anglais mort en 1946, dont David Lodge a publié récemment une attachante biographie romancée, Un homme de tempérament. Si le roman de Wells The Time Machine, publié en 1895 (alors que naît le cinéma), n’a connu apparemment que deux adaptations directes – l’une fort poétique réalisée par George Pal en 1960, avec un excellent Rod Taylor, l’autre peu marquante signée en 2002 par l’un des descendants de l’écrivain, Simon Wells –, l’idée a fait son chemin et inspiré des dizaines de films. Parmi eux, citons le remarquable et romantique C’était demain… (Time After Time), filmé par Nicholas Meyer en 1979, où c’est l’écrivain lui-même, joué par Malcolm McDowell, qui se sert de la machine pour quitter 1893 et se transporter dans le San Francisco de 1979… L’aspect “rétro” de son appareil est donc tout à fait en situation, puisqu’il vient de notre passé.
“A quoi ressemble ma time machine”, voilà la question. Je n’aime pas le vague style mi-futuriste, mi-citrouille magique du décor créé pour le film de Resnais Je t’aime, je t’aime (1968), je le trouve peu inspiré et un peu snob (dans le genre “je ne vous montre pas ce que vous vous attendez à voir, à savoir : des voyants qui clignotent et des couloirs lumineux”), et tant qu’à faire, je préfère la solution de Chris Marker dans La Jetée : une simple injection faite par des médecins à un homme couché dans un hamac… Mais j’aime aussi voir clignoter des voyants et s’ouvrir des couloirs de lumière.
Heureux qui comme Ulysse…
Dans la trilogie de Zemeckis, Retour vers le futur, l’intention est clairement parodique : la machine est une voiture de 1981, bricolée, la fameuse DeLorean. Malgré la verve de Christopher Lloyd en savant fou et enthousiaste, et la fraîcheur du premier épisode (Crispin Glover dans le rôle du futur père du héros qui n’a pas envie de devenir le père du héros, et auquel il faut forcer la main, est génial, et son absence plombera les deux films suivants), je suis toujours un peu déçu : car, évidemment, le film frôle l’inceste et l’oedipe, mais est obligé de maintenir le héros, joué par Michael J. Fox, dans l’idiotie sur le sujet. Le principe est en effet qu’une future mère rencontre son futur fils ayant le même âge qu’elle (il a été précipité par erreur en 1955), qu’elle le trouve fort à son goût, et que du coup elle risque de ne pas épouser le futur père. Situation piquante, certes, mais la vraie histoire, bien sûr, c’est que le garçon risque lui aussi d’aimer et de désirer cette femme ! Comme il n’en est pas question (le film est un divertissement tout public), le pauvre Marty doit ne jamais rien comprendre à ce qui lui arrive, et la voiture peut le transporter plus tôt ou plus tard, cela ne change rien pour lui.
Ce n’est pas exactement un récit de voyage dans le temps, mais la plus belle “machine” inventée par un écrivain allant dans ce sens : c’est L’Invention de Morel, dans le récit de l’Argentin Adolfo Bioy Casares publié en 1940, où ladite machine consiste en tout un édifice. Je n’ai pas vu toutes les adaptations de cette histoire au cinéma et à la télévision, mais le film italien d’Emidio Greco en 1974 avec Anna Karina n’était pas mal du tout, et préservait beaucoup de la magie du chef-d’oeuvre de Bioy Casares. Peut-être un jour aurons-nous un très grand film à partir de ce texte, qui raconte l’éternelle histoire de l’homme, du mâle, qui se trouve bloqué dans un temps passé – car, vous l’aurez compris, presque toutes les histoires de ce genre (à peu d’exceptions près) sont des histoires d’hommes loin de chez eux.
Michel Chion
Retrouvez notre hors-série science-fiction ici et en kiosque à partir du 19 juillet.
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