Le 11 janvier, Aaron Schwartz, génie du web de 26 ans, a mis fin à ses jours. Depuis, une question agite le monde des geeks : pourquoi les hackers sont-ils dépressifs ?
Effet secondaire de la disparition d’Aaron Swartz, 26 ans, retrouvé pendu la semaine dernière dans son appartement new-yorkais, la communauté tech et hacker s’est interrogée sur ce « fléau » qui la décimerait : la dépression.
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Au cœur de la vague d’émotion qui a secoué Internet suite à la perte de l’un de ses « héros populaires », comme l’appelle le New York Times, et de tous les bénéfices que cette cervelle prodige ne pourra plus lui apporter, cette question a rapidement pris de la place. Ainsi que le silence qui l’entoure.
« Il y a des discussions sur des problèmes sociaux ou comportementaux que nous pouvons avoir dans la culture hacker, écrit Nadim Kobeissi, qui lui aussi fait partie de cette brochette de minots sorciers du code. Mais aucune discussion sur pourquoi de jeunes hackers, particulièrement ceux qui s’efforcent de trouver de nouvelles méthodes de changement sociopolitique, se suicident. Et il n’y a aucune discussion sur le fait de savoir si la communauté hacker elle-même y est pour quelque chose. »
Envoyé deux jours seulement après la mort de Swartz sur la geekissime liste du département « Liberation Technology » de l’université de Stanford, aux États-Unis, ce billet a rencontré un certain écho.
Faut-il en conclure pour autant que les hackers du monde entier sont des dépressifs toujours à deux doigts de se foutre en l’air ? La pente est glissante: le suicide d’un représentant d’une certaine communauté n’est pas le signe d’un gène ou agent pathogène porteur de dépression pour tous ses petits camarades – encore heureux, l’humanité aurait fait long feu.
« C’est compliqué »
Pour autant, toutes les personnes que nous avons interrogées, spécialistes du Net, proche du milieu hackers ou hackers, sont loin de repousser la question d’un revers de la main.
« C’est compliqué » nous confient-ils en premier. Oui, c’est compliqué de faire d’un cas, celui d’Aaron Swartz, une généralité. L’effet biaisé de la loupe déformante est redoutable : comment en mesurer alors la réalité ?
« Je sais qu’il y a beaucoup de discussions sur la dépression refoulée au sein de la communauté geek, mais je ne sais rien d’éventuelles données qui mesureraient la dépression chez les geeks ou les hackers », nous écrit par mail danah boyd, universitaire américaine spécialisée dans les usages du Net.
Il y a cinq jours, elle publiait sur son blog toute sa rage à l’annonce de la mort de son « ami Aaron » :
« Des proches bienveillants et des experts en santé mentale qui ne connaissaient pas Aaron m’ont écrit pour me dire que je ne pouvais pas être responsable de la dépression de quelqu’un. Ça m’a donné envie de hurler. »
Outre sa contribution à de géniales créations (flux RSS, Reddit ou encore Creative Commons), et ses démêlés avec la justice américaine, Aaron Swartz était en effet connu pour sa fragilité. Il en parlait d’ailleurs publiquement.
Après sa mort, tout le débat a consisté à déterminer en quoi cette état dépressif avait pu jouer un rôle dans son passage à l’acte. Certains y voyant la seule explication, d’autres estimant que seul l’acharnement des fédéraux, qui le poursuivaient pour avoir téléchargé près de 5 millions de textes universitaires, sans en faire le moindre usage, en était la cause. D’autres encore misaient sur un 50-50, comme si ce genre de choses pouvait se mesurer tranquille dans un bécher.
Peu importent les proportions, le mélange reste tragique.
« Est-ce que la dépression était la clé de ce qui s’est passé vendredi [11 janvier, date à laquelle Aaron Swartz a mis fin à ses jours, NDLR] ? Certainement. Mais ce n’était pas toute l’histoire », écrit encore dana boyd, qui dénonce la justice américaine, accusée de s’en être « attaquée à ses faiblesses » afin de « le briser » :
« Il faisait les choses de la façon dont il le faisait parce qu’il croyait que la passion et la volonté surpassaient tout. Et son entêtement l’a rendu vulnérable. »
Un sens de l’engagement sans borne qui définit le concept même de hacker. Ouvrir le capot et mettre les mains dans le cambouis pour changer ce qui y tourne. Par ses propres moyens. Et parce qu’on estime que quelque part, tout ça s’est enrayé.
« A l’origine, un hacker est inadapté au monde qui l’entoure »
« J’aurais tendance à dire que l’on hacke parce que notre environnement ne nous convient pas. Sinon, pourquoi vouloir le changer ? » confirme Okhin, membre du collectif Telecomix qui a aidé les dissidents des pays arabes. « Un hacker est donc, à l’origine, quelqu’un d’inadapté au monde qui l’entoure, et il se bat contre ça. »
Véritables antennes sur le réseau, les hackers rentreraient trop souvent en dissonance avec le monde. Une expérience douloureuse, sorte de Janus de leur engagement.
Une fébrilité « peut-être encore plus vraie pour les hackers politisés », estime Sabine Blanc, journaliste et auteur d’un livre sur la question. Plus liée à la disruption du milieu qu’à son appétence technique. « C’est quelque chose que j’ai aussi pu voir dans les groupes militants à la gauche de la gauche », poursuit Amaelle Guiton, animatrice au Mouv’ qui a fait le tour des hackerspaces européens pour comprendre le mouvement.
« L’entropie négative » du mouvement
Des hackers politisés comme Aaron, qui luttait pour un accès libre et sans entrave à la connaissance. Ou les « agents de Telecomix ». Tous ont vécu une période difficile à la suite de leurs opérations menées dans les pays arabes. Trop de pression, trop d’immersion dans une action mettant en jeu la vie d’individus connectés à l’un des bouts du réseau. Sans aucune limite :
« C’est même plus un engagement, ça finit par n’être que ce qu’on est. On devient tous des agents Telecomix, comme si on avait tous le même costard, le même masque de Guy Fawkes. »
« Sans aller jusqu’au suicide, le burn out existe »
Okhin nous raconte « l’entropie négative » du mouvement, dont seuls « des potes hors hacking » ont pu le sortir. L’aventure a été plus difficile pour certains, qui ont dû y mettre un terme. « Sans aller jusqu’au suicide, le burn out existe. » Et quand il arrive, la communauté s’y attend rarement : « on est connectés 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 sur 50 chans IRC mais sur aucun on ne parle de nous. » Triste paradoxe pour une communauté où le partage est roi.
Prince des hackers, à 55 ans Mitch Altman tente de rompre cette boucle depuis 2011. Un autre Aaron Swartz se foutait alors en l’air : Ilya Zhitomirskiy, cofondateur de Diaspora, réseau social libre présenté comme une alternative à Facebook. Et ami de ce pro de la bidouille et du Do It Yourself.
« C’est un sujet important pour moi, nous confie-t-il dans un long mail. J’ai souffert d’une dépression sévère la première moitié de ma vie. J’ai appris à vivre une vie que j’aime. Mais beaucoup, dans le monde geek, se battent encore contre la dépression et des pensées, voire des actes, suicidaires. »
Pour éviter d’autres drames, il organise des conférences sur « la dépression et les geeks ». Afin d’y insuffler ce même esprit de dialogue et de partage qui « rend les hackerspaces si merveilleux. » Et parce que « ça craint. Ça putain de craint et il n’y a rien à faire contre ça. »
Andréa Fradin
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