L’une des plus belles inventions de Vincent Baudriller et Hortense Archambault en Avignon est l’instauration de ce Théâtre des idées, confié depuis dix ans à Nicolas Truong, et conçu comme un service public, à mille lieux de toute pensée officielle.
A la fois caisse de résonance des thèmes ou des concepts soulevés par les spectacles invités, le Théâtre des idées attire un public toujours plus nombreux à l’heure de la sieste et nous convie à écouter des penseurs, philosophes ou sociologues interviewés par Nicolas Truong, puis par les spectateurs.
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La première rencontre de cette 67e édition, sous l’intitulé « Comment sortir de la crise de l’avenir ? », réunissait Yves Citton, théoricien de la littérature et Georges Didi-Huberman, philosophe et historien d’art. Partant d’un constat des plus sombres – pour la première fois depuis 1945, la nouvelle génération ne croit plus qu’elle vivra mieux que la précédente -, Nicolas Truong a demandé à ces « deux traqueurs de lumière et de chemins de traverse » leur vision et leur analyse de la crise dans laquelle nous vivons. Et ce qu’ils nous ont dit visait bien à éclairer et adoucir le regard que l’on porte sur des mots qui font peur – crise, dette, chômage – et qui paralysent. Yves Citton a commencé par rappeler l’évidence :
« Une crise, c’est fait pour être momentané. Or, né dans les années 60, je n’ai connu que la crise. J’essaye de décaler le discours porté sur la crise et qui fait partie de la crise elle-même. »
Analysant le récit dans lequel l’emploi surmultiplié du mot crise consiste à faire passer un seul message, se serrer la ceinture, il propose de faire une critique de ce qui nous a plongé dans la crise pour aller ailleurs. Il préfère parler de crises de l’avenir au pluriel pour nous inciter à les identifier (politiques, identitaires, écologiques) et nous dégager de cette réduction au singulier qui ne vise que l’économie.
Interrogé sur la dette, Georges Didi-Huberman a tout d’abord rappelé que les dettes existent en Occident depuis trois siècles et produisent toujours le même résultat :
« C’est un régime récurrent. Il y a eu les bulles financières autour des bulbes de tulipe au XVIIe siècle en Hollande, puis celles de la banque de l’eau en France au XVIIIe siècle, mais ça ne produit pas un mur de dettes, seulement des bulles qui explosent avec des gagnants et des perdants. Il n’y a que des effets de redistribution. Ce qu’il faut repenser à propos de la dette, ce sont les mécanismes qui la rendent possible, la croyance et la confiance. »
Parlant de l’avenir comme devenir possible, les deux penseurs s’en remettent aux artistes, à ceux qui inventent des images comme autant de « salves d’avenir », selon l’expression de René Char, et donnent chair aux désirs. Georges Didi-Huberman rappelle d’ailleurs qu’un archéologue qui trouve des restes sous la terre nomme cet acte « inventer », car inventer, c’est trouver quelque chose, et que les formes sont toujours des transformations d’autres formes : « L’invention est affaire de mémoire et de retrouvailles et n’a lieu que parce que quelqu’un désire. On ne peut séparer désir et mémoire. »
C’est aussi dans la terre qu’Yves Citton puise sa métaphore pour parler de l’éveil du désir : « Il nous faut nourrir certaines racines et éviter que des germes n’étouffent sous des germes dominants. On a besoin de médiation pour voir l’avenir : on le voit quand quelqu’un va au théâtre ou lit un livre. Ce sont des médias qui font les intermédiaires entre le présent et l’absent et qui nous aident à voir. »
Le hasard faisant bien les choses, notre voisin au Théâtre des idées était le cinéaste Vincent Dieutre qui vient de réaliser deux films. L’un, Orlando Ferito (Roland blessé), avec Georges Didi-Huberman, inspiré de son livre Survivances des lucioles et dans lequel il joue le personnage principal, est programmé au prochain festival de Rome. L’autre, un court métrage avec Yves Citton autour de son livre Renverser l’insoutenable. « C’est drôle de les voir réunis, je crois que c’est la première fois qu’ils se rencontrent », nous confie Vincent Dieutre. Incidemment, il nous apprend qu’il va tourner cet été avec Yves-Noël Genod un film sur les dernières heures de Dalida, dans lequel il rêve de proposer à François Chaignaud le rôle de la femme de ménage. De la philosophie à l’époussetage au plumeau, de la recherche de l’éthique à la nécessité du futile, de la pensée au désir, Vincent Dieutre est bien ce cinéaste pasolinien, comme le qualifie Georges Didi-Huberman durant cette rencontre, qui nous ramène à cette bacchanale nocturne vécue dans les années 40 par Pier Paolo Pasolini, où la seule lumière d’une myriade de lucioles faisait oublier au poète l’Italie aux mains des fascistes.
Alors que chacun se sépare pour retourner dans la foule festivalière, on peut espérer que chaque auditeur emmène avec lui un peu de ce feu qui fait le miracle de la lumière des lucioles.
Fabienne Arvers
Théâtre des Idées : le 18 juillet : Comment penser le nouveau désordre mondial ? avec l’historien Achille Mbembe.
La 19 juillet : L’Afrique est-elle l’avenir du monde ? avec Jean-François Bayart, anthropologue, Achille Mbembe, historien et Joseph Tonda, philosophe.
Le 22 juillet : Peut-on en finir avec la crise des banlieues ?, avec Michel Kokoreff, sociologue et Didier Lapeyronnie, sociologue.
Le 23 juillet : Quelles résistances intellectuelles ?, avec Fabienne Brugère, philosophe, Pauline Colonna D’Istria, philosophe et Olivier Neveux, spécialiste du théâtre politique.
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