Le World Nuclear Industry Status Report 2013 a été présenté au Parlement européen jeudi 11 juillet. Ce rapport constate une industrie nucléaire en déclin au niveau mondial, pointe ses incohérences financières et revient sur la situation actuelle dans le Japon post Fukushima. Entretien avec Mycle Schneider, auteur principal du rapport et consultant indépendant en énergie et politiques nucléaires.
Quel est l’objet de votre rapport ?
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Son objectif est de fournir une analyse mondiale de l’industrie du nucléaire et d’éclairer des chiffres qui sont a priori publics d’un point de vue « hors lobby ». On a commencé ça en 1992, c’est la huitième édition. Ça se veut un rapport d’analyse de tendances. On peut discuter éternellement de chaque chiffre, mais pas des tendances évidentes.
Quels sont vos critères d’analyse ?
Notre analyse porte sur de nombreux paramètres : le nombre de réacteurs et leur capacité en fonctionnement, ceux en construction, ceux arrêtés, l’âge des réacteurs, etc. A partir de 2009, on a rajouté des données économiques. Depuis deux ans, on prend aussi en compte la comparaison avec la montée en puissance des énergies renouvelables ; l’année dernière, on a élargi avec des données financières, comme les notations des grandes entreprises nucléaires par les agences telles que Standard & Poor’s ; et cette année, pour la première fois, on fournit un état des lieux sur Fukushima.
Quels sont vos sources ?
On prend les chiffres de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), de gouvernements et d’une grande quantité de sources variées (le rapport compte plus de 600 notes de bas de page – ndlr) mais on y met notre grain de sel. Par exemple, la date d’arrêt des réacteurs est un enjeu évident. Aux Etats-Unis, quatre réacteurs ont été officiellement arrêtés cette année. Mais deux d’entre eux n’ont pas fonctionné du tout depuis début 2012. l’AIEA attend la décision politique d’arrêt définitif (prise en 2013) pour les comptabiliser comme arrêtés. Nous préférons nous baser sur le fonctionnement réel des installations, donc nous les considérons comme arrêtés dès 2012. Autre exemple au Japon. Selon l’AIEA, il reste officiellement 50 réacteurs en fonctionnement. En réalité, depuis un an, il n’y en a que 2 sur 50 qui produisent effectivement de l’électricité.
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Votre constat global, c’est un déclin de l’industrie nucléaire ?
Absolument. Un déclin commencé depuis de nombreuses années sur un nombre de critères très importants. Par exemple, la part du nucléaire a atteint son maximum historique avec 17%, il y a déjà 20 ans, et il est descendu à environ 10% en 2012. La chute s’est accélérée avec Fukushima.
Il y a des critères qui vous contredisent ?
Il y a un critère qui montre une augmentation, c’est le nombre de réacteurs en construction. Il y en avait 59 il y a un an, il y en a 66 actuellement. Sauf qu’il ne suffit pas de les mettre en construction, encore faut-il les démarrer. Et chaque année, on continue à en arrêter plus qu’on en démarre. Pour les premiers six premiers mois de 2013, on a eu deux arrêts de réacteurs et un démarrage. L’an dernier : six arrêts et trois démarrages.
Au Japon, qu’est-il prévu pour les 48 réacteurs arrêtés au fur et à mesure depuis l’accident de Fukushima en mars 2011 ?
Il y a une demande de redémarrage pour 10 réacteurs faite par quatre électriciens mais aucune date n’est fixée. Nous, nous avons fait dans notre rapport des scénarios pour montrer que nombre de réacteurs ne vont jamais redémarrer. Il y a d’abord ce qu’on a appelé le « scénario de base ». On estime que la totalité des réacteurs de Fukushima, il y en a dix, ne seront jamais remis en marche. Pour quatre d’entre eux, c’est officiel, ce sont les accidentés. Pour les six autres – deux sont sur le même site et quatre sur un deuxième site à une quinzaine de kilomètres à l’intérieur de la zone d’exclusion – leur redémarrage est inimaginable compte tenu de l’opposition farouche des autorités locales et de la population. Nous avons ensuite produit le « scénario côte Est ». Il concerne les sept réacteurs touchés par les événements de 2011. Trois réacteurs ont été arrêtés à la suite d’une demande du Premier ministre car une étude a prévu que des tremblements de terre sérieux étaient probables à plus de 80% d’ici 2030. On estime donc aussi qu’ils pourraient ne jamais redémarrer. Puis on a bâti le « scénario allemand » : 13 réacteurs japonais supplémentaires ont plus de trente ans de fonctionnement. On a appelé ainsi ce scénario car ce fut sur cet unique critère que le gouvernement allemand a fondé l’arrêt de 8 réacteurs nucléaires sur 17. Si ces trois scénarios se réalisent, 23 réacteurs japonais sur 48 ne redémarreront pas.
Vous vous êtes rendu à Fukushima, où en est la situation ?
Je ne suis pas allé sur le site et je n’irai pas. Le tourisme de catastrophisme ne sert à rien. Par contre, je me suis rendu plusieurs fois dans la région. Notre rapport montre que la gestion de l’eau devient un véritable cauchemar. Imaginez qu’on en est à près de 800 000 mètres cubes dans des conteneurs achetés ou fabriqués d’arrache-pied et pas du tout prévu pour durer ou contenir du liquide hautement radioactif. Tout cela reste rafistolé et connecté par des tuyauteries souples qui ont tout le temps des problèmes de fuites. L’hiver, elles gèlent et se fissurent. Dans les relais électriques, on a eu des pannes parce que des rats se sont infiltrés. Ce genre de choses montrent le caractère provisoire du site. Environ 90 000 mètres cubes d’eau noient les sous-sols des réacteurs qui évidemment n’étaient pas préparés à ça. Grosso modo, on met de l’eau dans les réacteurs accidentés qui ont fondu. On en récupère une partie puis on la décontamine. Et enfin on la réinjecte. Évidemment, une partie de cette eau hautement contaminée va dans la nature. Et l’eau des nappes phréatiques se mélange avec l’eau contaminé, donc on redouble le problème. D’où des projets hallucinants qui naissent comme congeler les sols avec des tuyauteries remplies d’un liquide de gel pour éviter que l’eau des nappes phréatiques se mélange aux eaux contaminées. Non seulement un tel système coûterait une énergie folle mais il serait inopérationnel à la moindre panne d’électricité… Une sophistication du rafistolage.
Vous insistez sur le fait que cela ne constitue pas l’hypothèse la pire…
Pour moi, ce qui prime au niveau du potentiel de danger, ce sont les piscines contenant les combustibles irradiés. Elles sont situées au dessus des réacteurs dans des bâtiments dans un état peu propice pour résister à d’autres grands tremblements de terre. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu des centaines de tremblements après le 11 mars 2011. La situation des piscines est dramatique. Dans la tranche 4, il y a l’équivalent de ce qui se trouve dans les trois autres combinées. Si on perd l’eau pour une raison ou une autre, vous avez les combustibles à l’air libre. Ils surchaufferaient et pourraient même s’enflammer spontanément. Le relâchement de radioactivité dépasserait de très loin la quantité rejetée dans l’environnement jusqu’à maintenant. Le patron de la commission de l’énergie atomique japonaise (JAEC) a décrit en mars 2011 dans un texte pour le gouvernement le pire scénario : 10 millions de personnes à évacuer dans un rayon de 250 km autour du site.
Pourquoi n’abordez-vous pas les conséquences sanitaires et humaines dans votre rapport ?
Nos collègues japonais avaient rédigé quelques paragraphes à ce propos, mais le sujet est trop grave pour ne pas l’aborder en profondeur. On a donc décidé de supprimer cette partie. Reste aussi les conditions de vie des évacués : 150 000 personnes au bas mots. Le gouvernement a augmenté par 20 la limite des doses admissibles, ce qui est simplement inadmissible. Surtout pour les citoyens les plus fragiles, les femmes et les enfants.
Qu’est-ce que vous appelez le « mythe de la renaissance nucléaire » ?
La « renaissance nucléaire » est un slogan inventé autour de l’année 2000 par l’industrie nucléaire. Il a été promu par des budgets fantastiques de propagande. C’est quelque chose qui n’a pourtant jamais existé. C’est un fantasme. Depuis plusieurs années, on a simplement élargi la durée de vie de réacteurs existants. Le parc nucléaire mondial a 29 ans en moyenne. 190 réacteurs ont trente ans et plus, 44 réacteurs quarante ans et plus. On peut appeler ça la gériatrie technologique mais sûrement pas une renaissance. Pas besoin d’être expert pour savoir qu’il y a trente ans, on était dans un autre âge technologique. Vous vous rappelez de votre voiture conduite il y a trente ans ? Aux Etats-Unis, les 100 réacteurs en exploitation ont tous été commandés entre 1963 et 1973, il s’agit donc d’une technologie développée dans les années 50 et 60…
Sur les 66 réacteurs en construction, une grande partie le sont en Chine, en Inde et en Russie. Ce sont eux les nouveaux aficionados du nucléaire ?
Grosso modo, un seul pays construit massivement, c’est la Chine : 28 réacteurs sur les 66 en construction dans le monde. Mais il faut regarder ça dans un contexte d’investissement général. La Chine investit partout. En ordre de grandeur, la Chine investissait cinq fois plus dans les énergies renouvelables que dans le nucléaire en 2010, avant Fukushima. Et depuis, elle a accéléré de façon spectaculaire. En 2012, la Chine a produit plus d’électricité avec l’éolien tout seul qu’avec le nucléaire. Même chose pour l’Inde. Du coup, 2012 est une année charnière. Dixit le « chef économiste » de BP : « Trois des quatre plus grandes puissances économiques du monde (Allemagne, Chine, Japon), représentant ensemble plus du quart du PIB [Produit intérieur brut] global, font maintenant marcher leurs économies avec une part de renouvelables plus importante que de nucléaire« .
En termes de coûts, vous pointez également le côté inchiffrable d’un réacteur nucléaire.
Même Steve Kidd, directeur de la Stratégie de la World Nuclear Association, le lobby de l’industrie, l’a dit en 1988 : « Ce qui est clair, c’est qu’il est totalement impossible aujourd’hui de produire des estimations définitives pour du nouveau nucléaire« . Tandis que les coûts de fabrication du nucléaire ne cessent de croitre, les coûts des énergies renouvelables chutent rapidement.
La France ne semble pas s’orienter vers cette tendance générale que vous décrivez…
On n’a pas encore compris en France à quel point le décalage entre la réalité technique et l’organisation du secteur énergétique dans ce pays devient dramatique. On reste sur un mode d’intégration verticale alors que le reste du monde passe à une logique d’organisation horizontale. Demain, les producteurs consommeront et les consommateurs produiront et stockeront ; c’est du bas vers le haut et non l’inverse. La logique suit exactement celle de l’Internet. On a des nœuds d’interconnexion et des millions d’unités décentralisées. Personne aujourd’hui ne construirait un ordinateur de la taille d’un immeuble. Une capacité de calcul immense est fournie par des millions d’ordinateurs interconnectés.
Vous citez en exemple l’Allemagne…
Pas seulement. En Allemagne, comme ailleurs, la révolution énergétique est en cours. On y compte maintenant 1,3 million de producteurs d’électricité, principalement des ménages, des fermiers, des municipalités. Depuis 2009, il y a une forme d’organisation tout à fait nouvelle constituée par des coopératives d’énergies : des gens font un investissement dans un parc éolien, une installation solaire ou un réseau de chaleur, par exemple. Donc les compagnies d’énergie traditionnelles découvrent tous les jours de nouveaux concurrents. Aux Etats-Unis, il y a une entreprise, Solar City, qui se présente chez les particuliers en leur proposant l’installation gratuite d’un système photovoltaïque où tout est pris en charge. Puis, on propose au proprio de payer l’électricité 10 à 15% moins cher de ce qu’il paye actuellement à l’électricien local. Vous connaissez quelqu’un qui dirait non ? Leur développement est fulgurant, ils progressent dans 14 États et se préparent pour l’international. En France, on a EDF.
Que voulez-vous dire ?
Qu’est ce qu’EDF va devenir si un jour des gens entrent sur le marché en proposant de l’électricité 10 à 15% moins cher ? Et ceci dans une situation où EDF doit continuer à augmenter ses prix pour couvrir les coûts qui grimpent sans cesse ? C’est à se demander s’il ne faudrait pas une grande campagne en France sur le thème « Sauvons EDF ». C’est une entreprise qui a 41 milliards d’euros de dette nette, qui a perdu en cinq ans 85% de sa valeur boursière. Il faut commencer à se poser des questions. Je ne comprends pas qu’aucun média n’ait mis le doigt là-dessus. Tepco, l’exploitant de Fukushima – si on ose dire – a perdu 94% de sa valeur boursière et c’est encore les petits porteurs qui étaient le plus touchés. Tepco avait la réputation d’une entreprise à « valeur sûre », tout comme EDF. EDF continue a avoir une bonne note chez Standard and Poor’s car l’entreprise française maintient pour l’instant une base de clients qui est très large et à tarif régulé. Mais ça va forcément évoluer avec des concurrents qui entrent sur le marché, et EDF ne peut que perdre des parts de marché. Puis d’ici quelques années, des frais massifs de démantèlement vont s’y ajouter, on va devoir payer pour le stockage des déchets hautement radioactifs… Il faut trouver un nouveau modèle économique viable, futuriste, qui a un avenir. Le modèle actuel d’EDF, c’est un modèle du passé.
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