Une bande de bambins diaboliques terrorise un village anglais. Redécouverte d’un classique du roman d’épouvante signé d’un grand nom de la SF britannique, John Wyndham, adapté
au cinéma par Wolf Rilla puis John Carpenter.
C’est le plus beau jour de votre vie. Après neuf mois de grossesse idylliques, vous venez d’enfanter un adorable bambin chauve qui gazouille quand on lui gratte le menton. Un détail cependant vous perturbe : les yeux d’or que l’enfant darde sur vous. L’autre cause de perplexité étant qu’après réflexion, vous ne vous souvenez pas avoir eu de rapports sexuels depuis cette soirée arrosée, il y a déjà quelques étés.
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Publié en 1957, Le Village des damnés de John Wyndham avait de quoi affoler toutes les ligues de vertu de l’époque, en jouant sur une diabolisation du miracle de la vie. Or, non seulement celui que Stephen King cite comme « le meilleur auteur de science-fiction que l’Angleterre ait produit » consolida ainsi son statut de champion de l’épouvante (après Le Jour des Triffides en 1951, déjà best-seller) mais son roman fut porté à l’écran deux fois : les ados nés dans les eighties ont vu le remake de John Carpenter en 1995, avant d’en découvrir laversion vintage réalisée par le Britannique Wolf Rilla en 1960, avec George Sanders.
Ultra cultes, ces deux chefs-d’oeuvre du film d’épouvante (celui de Rilla en tête) ont abondamment nourri la mythologie du cinéma d’auteur (inspiration majeure du Ruban blanc de Haneke, Palme d’or en 2010) et la fiction télé populaire (caméo dans un épisode des Simpson). Tout comme ils continuent de pourvoir nos cauchemars en créatures blondes et terrifiantes nous chatouillant à l’aide d’une plume la plante des pieds (par exemple).
Dans le roman de John Wyndham, ces petits enfants diaboliques n’ont peur de rien. Ils ont jeté leur dévolu sur une bourgade mignonnette de l’Angleterre ordinaire dont les habitants se trouvent être les victimes d’un coma collectif. Quelque temps plus tard, badaboum ! et consternation : les autorités décèlent une soixantaine de grossesses inexpliquées, allant de la veuve à la collégienne pure comme la rosée du matin. Après neuf mois d’hystérie collective, de répudiations et decrises de jalousie, cinquante-huit marmots à la chevelure diaphane voient le jour.
A mesure qu’ils grandissent, leurs visages angéliques cachent de plus en plus mal un rictus qui augure du pire. Car cette abominable progéniture n’a en réalité qu’une idée en tête : non pas faire le bonheur de maman et papa, mais mener le monde à sa perte. Rédigé en pleine guerre froide, Le Village des damnés offre une édifiante métaphore de l’angoisse britannique, entretenue par son allié américain, face au monstre communiste. Les « enfants » ne se déplacent qu’en groupe, affichent tous le même faciès (d’un blond aryen, blafard et inexpressif) et sont animés d’un « esprit commun », terme camouflage pour désigner la pensée totalitaire. La hantise de l’uniformisation atteint son comble lorsqu’on se rend compte qu’à l’école « les cours sont fréquentés par un seul garçon et une seule fille à la fois, et tous les autres savent ce que ces deux-là ont appris ».
Dans cette fable cauchemardesque mêlant l’étrange au familier, tout le génie de Wyndham est de figurer la menace rouge en force infiltrée. Exit les extraterrestres tombés du ciel tels que les campe H.G. Wells ; l’ennemi est désormais, pour l’une des premières fois, intérieur, préfigurant la fiction et plusparticulièrement le cinéma américain d’invasion des années 70. Le Village des damnés était d’ailleurs initialement baptisé Les Coucous de Midwich, évoquant ces oiseaux squatteurs qui font couver leurs oeufs dans le nid d’autres espèces. Une sorte d’adoption forcée ayant ici pour seul horizon de « renverser la suprématie d’une société assez solidement établie et convenablement armée (…) pour l’attaquer de l’intérieur ».
Déterminée à rendre zinzin le Royaume-Uni tout entier, voire à carrément l’éradiquer, ces démons miniatures provoquent une avalanche de catastrophes grâce à leurs pouvoirs télépathiques. Provoquant crash d’avion, épidémie de grippe, empoisonnement, accidents de voitures, ils prennent le contrôle de ce petit monde, se jouant des autorités militaires et scientifiques terrifiées par leur sourire glacial et leur regard translucide. Jusqu’au jour où l’une des sommités du village est traversée par une idée machiavélique : et si les habitants montaient ces terrifiants rejetons les uns contre les autres ? En bon British goguenard, Wyndham raille à bonne distance la paranoïa politique anglo-saxonne, quelques années avant l’avènement du rideau de fer.
Cette dimension satirique, propre au livre, n’a pas survécu aux adaptations cinématographiques. Elle produit ici un vigoureux cocktail de dérision et d’effroi, qu’on boit cul sec, non sans jubiler. Et tant pis pour les cauchemars !
Le Village des damnés (Denoël), traduit de l’anglais par Adrien Veillon,
432 pages, 20,50 €
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