Avec son formidable Formidable, Stromae est entré comme un coup de vent, frais et insolite, dans ce début d’été. En attendant l’album, il nous a reçus dans la capitale belge.
Bruxelles, gare du Midi. Le message tombe juste au moment où l’on descend du train de Paris. Il est signé du manager de Stromae. “Paul est dans une Fiat 500, il vous attend, il est garé en face de chez Panos.” Panos, c’est une sandwicherie locale et Paul, c’est Paul Van Haver, que vous connaissez sous le nom de Stromae – mettons-nous immédiatement au point, on dit bien “Stromaï” – “Maestro” en verlan – et non pas “Stromaé”, gros boloss. On descend les escalators, on passe devant le gigantesque Tintin accroché à un train dessiné sur l’un des murs de la gare, et on se dirige vers la sortie pour rencontrer celui qui est devenu l’une des nouvelles icônes de la vie bruxelloise en quelques clics (la vidéo de Formidable, son dernier single, a été vue plus de sept millions de fois).
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Il nous attend au volant de sa voiture, en sort, immense, claque l’unique bise belge bien plus mignonne que notre double et nous invite à grimper. Direction le quartier de Laeken, dans le studio où Stromae achève son deuxième album, attendu pour septembre. Sur la route, au feu rouge, on le voit, les filles derrière leurs lunettes de soleil font mine de ne pas avoir reconnu le beau Paul. Mais se chuchotent tout de même à l’oreille des “regarde qui c’est” pas super discrets. Et puis il y a ce type à l’allure sportive qui hurle à la fenêtre : “Stromaaaae, continue, tu cartonnes !” Cool et concentré, l’intéressé lui répond d’un signe de la main et d’un “merci, mon pote” d’un calme incroyable. Lorsqu’on lui demande s’il pense être devenu une fierté locale, il répond humblement : “Je crois que les gens m’aiment bien ici, sincèrement. Au moment de la sortie de la vidéo de Formidable, j’ai vu beaucoup de bienveillance autour de moi. En revanche, le jour où je l’ai tournée, je me suis senti très seul, c’était même, je crois, l’un des plus grands moments de solitude de ma vie. J’en suis sûr, même.”
Tournée en caméra cachée, la vidéo montre un Stromae ivre mort au matin, dans la foule, hagard, sur un sol détrempé, au beau milieu du rond-point Louise à Bruxelles. “J’ai eu l’idée de ce clip au moment de l’enregistrement, je me suis souvenu d’une scène, je marchais un jour dans les rues de Bruxelles et je me suis fait interpeller par un sans-abri qui m’a dit en gros ce qu’on entend dans la chanson : ‘Tu te crois beau ?’ Je n’ai jamais oublié ça et j’ai voulu le mettre en scène. C’était risqué, j’ai posé beaucoup de questions autour de moi, certaines personnes étaient vraiment contre, mais au final les gens trouvaient ça plus noble que nul.”
Casque sur les oreilles, gilet bleu sur polo jaune, le longiligne Stromae zone au milieu des Bruxellois, devant les trams qui défilent. “Au moins, comme ça, les gens voient l’évolution des modèles de trams, c’est déjà ça de pris”, ironise-t-il. Dans Formidable, tourné sous le ciel rasant du pays de Benoît Poelvoorde (reviens gamin), Stromae titube comme l’on titube lorsqu’on a vécu le fond du fond du fond du drame amoureux : une balle dans le coeur, six pintes et huit vodkas tonic dans la tête. Même les policiers viennent à son aide, à tel point que ça met la larme.
Lancé comme une blagounette – une rumeur avait annoncé juste avant la sortie de la vidéo un Stromae un peu pété dans les rues de Bruxelles –, Formidable est venu rappeler, et en un peu moins de cinq minutes chrono, le potentiel immense de celui que l’on avait découvert en 2010 avec son tout premier album, Cheese (propulsé, lui aussi déjà, par un single aussi classique que fulgurant : Alors on danse). Et au-delà de l’intensité du morceau, sorte de négatif absolu du Get Lucky de Daft Punk (on sort pécho les meufs jusqu’à tard chez les Daft, on rentre tôt, seul comme un grand, et surtout comme on peut chez Stromae – avec une tout autre forme de casque sur le crâne, aïe), Formidable fixe à nouveau, et surtout, la classe avec laquelle le jeune Van Haver joue avec le français ou le belge, appelez ça comme vous voulez : il – et on – s’en fout. Il est aujourd’hui l’un des plus grands artificiers du genre – aux côtés de Booba et Benjamin Biolay, avec qui un jour, c’est sûr, il piratera sur un Tumblr quelconque le vilain poster triptyque Brassens, Ferré et Brel qui colle encore à certains murs jaunis par la clope.
Jacques Brel, bien sûr, à qui beaucoup n’hésitent pas à comparer Stromae (les “r” roulés, les grands gestes, tout ça) – surtout après son interprétation foudroyante de Formidable à Ce soir (ou jamais !). S’il a déjà avoué s’intéresser comme tout citoyen d’outre-Quiévrain qui se respecte au grand chanteur mort, Stromae met plutôt la comparaison sur le compte d’un rapport au corps et au jeu de plus en plus décomplexé. “Je n’avais jamais fait de tournée avant Cheese, je me suis découvert sur scène. J’ai appris ce que je pouvais faire avec ma voix, avec mon corps. Je crois aussi que le fait d’avoir installé du matos d’enregistrement chez moi a été déterminant : tu te lâches, tu peux te taper la honte, personne ne l’entendra”, confie-t-il.
Il est presque midi quand Stromae arrête sa Fiat 500 dans une rue ombragée de Laeken. “On n’est pas loin de la friterie où on venait manger des sandwichs mitraillettes en famille le dimanche”, dit-il. Il sort de la voiture et se fait attraper illico par une gamine de 10 ans qui n’en revient pas. “C’est vous, c’est vous ? Mais oui, c’est vous.” Stromae fait une photo, elle sera sur Facebook une minute plus tard, c’est certain. On entre dans un couloir exigu et c’est Lionel, le patron du studio, qui nous ouvre la porte de l’endroit où kid Van Haver met la dernière main à son album. Stromae connaît les lieux par coeur, nous fait une petite visite et sort un ordi qu’il branche sur la console. Il propose de découvrir plusieurs extraits de sa nouvelle livraison, en plus de Papaoutai, autre titre livré en éclaireur il y a de cela quelques semaines. On accepte avec une joie non dissimulée. Avant même de débuter l’écoute, Stromae fixe les grandes lignes de son disque à venir. En prêtant l’oreille, on y entendra “de la rumba congolaise, de la trap music (ce son hip-hop du Sud des Etats-Unis, né au début des années 2000 – ndlr), des trucs downtempo et bien sûr des trucs uptempo, j’adore ça. J’aime bien ce grand écart entre le populaire et l’ultra spé.”
Depuis ses débuts, le jeune Bruxellois n’a jamais cessé de vouloir ouvrir au plus grand nombre les portes de son univers, tout en ménageant, au détour d’une punchline ou dans la sous-note d’une sousmélodie, une concession ferme aux spécialistes qui s’en voit flattés. “Je ne le fais pas exprès, ce n’est pas un calcul. Pour moi il n’y a pas de classifications aussi évidentes que cela en musique, je veux pouvoir tout mélanger.” Et c’est exactement cela que l’on perçoit à l’écoute des premiers morceaux de ce nouvel essai – dont Stromae lui-même ne connaît pas encore le nom, et dont les titres sont tous des “titres de travail”.
Il y a Tous les mêmes, pleine de rumba congolaise donc, de house un peu jazzy tout en scansions, de trompettes mariachis, et dont le texte parle aussi des parents, des enfants – comme Formidable et Papaoutai. “J’ai l’impression que c’est une question d’âge, j’ai bientôt 30 ans, je pense au trio papa-maman-enfants, c’est une thématique qui revient de manière récurrente chez moi. Je crois que je n’en ai jamais voulu à mon père pour son absence, mais à un moment où moi-même je suis en âge d’avoir des enfants, ou d’en adopter, je sens que c’est là que mon père va me manquer. Parfois, j’ai l’impression de vouloir prévoir tout ce qui va m’arriver dans mes chansons, peut-être pour me parer.”
On écoute ensuite une chanson où il est question d’un certain Paulo et de moules-frites : c’est une marche militaire un peu reggae, avec des accents gainsbouriens assumés et franchement épatants. Paulo est peut-être un ami de beuverie, c’est peut-être Stromae, on ne sait pas, mais en tout cas il aime les filles et ça lui causera du tort. Il y a cette autre chanson sombre qui cause maladie encore (chez Stromae, on n’est pas toujours là pour déconner, vous le savez, hein, formidable, alors on danse). Une chanson que Paul attaque avec une voix de tête qui sonne comme du Christophe qui ferait des câlins à Frank Ocean, c’est très beau et très surprenant. Puis on entend un titre que Stromae voudrait comme “une sorte de Thriller 2013”, ensuite une version un peu plus oulipienne du Humain à l’eau découvert dans les leçons du Maestro, et enfin un morceau qui va mettre tout le monde sur les fesses mais on a juré de ne pas en dire plus (un indice : opéra, ouais, opéra). Bref, on peut s’en apercevoir après cette première écoute, comme beaucoup de ses jeunes collègues qui ont sorti un album en 2013 (on pense à Woodkid, à Joke), Stromae a décidé de faire preuve d’une véritable ambition, de passer un palier, de taper encore un peu plus haut.
Devant nous, et avant d’aller faire une paire de photos sur les bords d’un canal, au milieu des friches industrielles, il enfile les fringues qu’il porte dans le clip de Papaoutai qui fusionne habilement le breakdance le plus fou, la folie de la sape et l’imaginaire de Malick Sidibé. “Cette tenue, ça veut dire que j’ai envie d’aller jusqu’au bout de ce personnage de Stromae, de l’investir totalement”, explique Paul Van Haver. L’écoute terminée et le costume enfilé, on reprend la Fiat 500, direction une usine désaffectée. Stromae en total look descend de la voiture sous le regard ébahi d’un ouvrier. Ses photos achevées, il s’assoit sur un banc et nous livre encore un peu plus les clés de son nouveau disque.
“C’est un disque assez noir, alors que je ne suis pas comme ça. Mais j’ai un côté très réaliste. Quand je sors du personnage de Stromae, j’ai parfois des moments un peu durs. Pendant la période de compo de mon deuxième album, c’était solitude et célibat, c’était pas tous les jours marrant, mais ça m’a permis de garder le focus sur mon travail. Je suis un entertainer, mais j’ai besoin de raconter des trucs qui se passent dans la réalité. Je mets Rick Ross au défi de me dire que ce qu’il vit au quotidien se trouve dans ses chansons. Mais j’ai envie de me débarrasser du misérabilisme belge, de ce truc qu’on a ici : je crois que j’ai déjà bien surfé là-dessus. Le clip de Papaoutai, il n’est pas triste. Enfin, si, il est triste.” Il éclate de rire.
Fin de journée à Bruxelles. Le soleil commence à disparaître. Stromae propose de nous ramener au train. Dans son costume d’apparat, le nouveau prince de Bruxelles nous conduit vers la gare du Midi au volant de sa Fiat 500. Ce soir, il finira de bosser sur son album. Vivement la rentrée.
Singles Formidable et Papaoutai (Mercury/Universal)
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