Entre grosses machines de l’entertainment globalisé et petits films conçus dans une économie de guérilla, le cinéma en 2003 a paru plutôt écartelé. Avec, en France, des menaces plus particulières provoquées par la crise du financement et la situation des intermittents. Ce qui n’a pas empêché de voir plein de bons films de toutes tailles, de toutes obédiences et de toutes origines.
Cette année, l’évolution combinée des circuits financiers, des conditions de production, des circuits de distribution et des outils techniques semble pousser le cinéma vers deux types de films antinomiques : d’un côté les mégaproductions, de l’autre les films faits dans les marges avec de très faibles moyens. Autrement dit, d’un côté une logique industrielle suivant la courbe du libéralisme économique dans une éternelle fuite en avant vers plus de profit, de l’autre un cinéma de guérilla de plus en plus autonome et individualiste. Entre les deux, le territoire du cinéma moyen semble s’amenuiser. Ceci n’est pas un tableau définitivement figé, bien sûr, mais une tendance qui existe depuis quelques années et qui paraît s’accentuer.
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Prenons par exemple le cinéma américain, qui demeure l’étalon-or sur lequel tout mesurer. Le business hollywoodien est de plus en plus porté sur les machines obèses nécessitant d’énormes investissements mais promettant des retombées encore plus énormes, les séries massives à la Matrix, Le Seigneur des anneaux ou Harry Potter en étant les signes les plus visibles, mais on peut y ajouter les films de Michael Bay, les productions de Jerry Bruckheimer et autres poids lourds. Certaines sont distrayantes, mais la plupart demeurent des divertissements de plus en plus épais, de plus en plus manichéens, de plus en plus asservissants pour le corps du spectateur (trucages numériques, son en 5.1, montage stroboscopique, surenchère à tous niveaux), de plus en plus éloignés du monde réel et des préoccupations quotidiennes terrestres. Au milieu de cette tendance à l’enflure spectaculaire, de ce devenir-jeu vidéo ou parc d’attraction du cinéma (juste retour vers ses origines foraines ?), on a peine à distinguer les nouveaux cinéastes dignes de ce nom, les nouveaux talents prometteurs (sauf gros oubli, Night Shyamalan est le seul cinéaste américain notable apparu ces cinq dernières années).
Dans ces films fabriqués comme des machines de guerre, le cinéaste au sens biettien disparaît, remplacé par un archicompétent chef de chantier, un supergénéral formé aux meilleures écoles. Bien sûr, le cinéma américain est une entité tellement large et puissante qu’il y a toujours un peu de place pour ce qu’il reste d’auteurs au sens classique. Cette année, on a vu ainsi un superbe Clint Eastwood (Mystic River), des frères Coen en bonne forme comique (Intolérable cruauté) et un Tarantino dont l’énergie, le plaisir et la passion cinéphages ne faiblissent pas (Kill Bill Volume 1). Mais à quel prix ? Clint a des soucis avec la Warner et va peut-être quitter l’honorable maison après trente ans de collaboration, les Coen sont tolérés à condition de muscler leur jeu au box-office, ce qu’ils ont réussi, et Tarantino a fait un pur film d’action spectaculaire sans doute pour changer de registre, mais aussi peut-être pour se faire pardonner auprès des frères Weinstein le relatif échec commercial de Jackie Brown. C’est que Miramax, ex-écurie du cinéma d’auteur à l’américaine, est devenue aussi grosse que les majors et ne plaisante plus avec le retour sur investissement.
Restent les cas Larry Clark et Gus Van Sant. Il faut savoir que Ken Park n’est toujours pas sorti aux Etats-Unis, que le film est censuré dans bon nombre de pays (généralement anglo-saxons, puritanisme protestant oblige), et que Larry Clark est plus célèbre en France que chez lui. Quant à Gus, il constitue à lui seul une exception culturelle : le cinéaste américain qui passe sans s’abîmer du système des studios à la pure création, de succès grand public (Prête à tout, A la recherche de Forrester) à des tentatives plus expérimentales (après Gerry, le splendide Elephant). Bref, un modèle américain, mais un modèle isolé, un prototype, sans disciples ni collègues comparables. Reste qu’Elephant demeurera pour nous le geste cinématographique de l’année : un film aussi cérébral que sensuel, qui pose des questions plutôt qu’il n’apporte des réponses, qui enserre le spectateur (par sa qualité circulaire, hypnotique) tout en lui ouvrant l’infini (le gouffre de sens de la tuerie), un film que l’on peut revoir en boucle parce qu’il échappe toujours, parce que sa part de mystère demeure intacte. Et puis Elephant, c’est aussi la plus belle symphonie de moues primitives, de démarches chaloupées et de teenage attitude. Notons que le film a très bien marché en France, succès qui n’en a pas fait pour autant un objet consensuel puisqu’il a suscité quelques débats.
Dans le reste du monde, l’amenuisement du « cinéma moyen » et le reflux vers le système D est encore plus sensible. Les territoires en vogue ces dernières années semblent s’épuiser à la fois artistiquement et financièrement : par exemple, on a moins vu de films argentins, taïwanais ou iraniens, ou des moins bons qu’auparavant. Hors les Etats-Unis et la France, on retombe dans la malédiction « une maigre poignée de cinéastes ou de films forts par pays ». C’est Japón de Carlos Reygadas pour le Mexique, Le Faisan d’or de Marat Sarulu pour le Kazakhstan, Monteiro ou Oliveira pour le Portugal (mais Monteiro est mort et Oliveira ne rajeunit pas), Kitano (Zatoichi) pour le Japon, Pablo Trapero (El Bonaerense) pour l’Argentine, Jia Zhang-ke (Plaisirs inconnus) pour la Chine, ou Von Trier (Dogville) pour le Danemark… On noircit certes un peu le tableau puisqu’on a aussi vu les excellents Tan de repente de Diego Lerman (Argentine), Blind Shaft de Li Yang (Chine), ou Un jour de plus de Babak Payami (Iran), mais il n’empêche que les cinémas du monde ne semblent exister que par la grâce de quelques exceptions miraculeuses. En même temps, on sait que des milliers de cinéastes en herbe sortent chaque année des écoles de Buenos Aires, qu’Istanbul connaît sa movida, que le Nigéria s’y met aussi, et que derrière Jia Zhang-ke toute une génération de cinéastes post-Tien Anmen bouillonne dans les replis de Pékin, fabriquant des films et les montrant à l’écart des circuits officiels et du regard prédateur du pouvoir. Pour le cinéma du monde, la crise du système français (grand pourvoyeur de fonds de l’internationale des auteurs) et la relative autonomie permise par les nouvelles technologies renvoient plus que jamais à notre hypothèse sur un art des marges, de la démerde.
Ce cinéma fauché a été formulé, théorisé et invoqué en France par Vincent Dieutre (« Manifeste pour le tiers-cinéma » paru dans La Lettre du cinéma) et, dans une autre mesure, par Jean-Louis Comolli (Cahiers du cinéma), deux critiques-cinéastes qui en appellent chacun de leur côté à un arte povera, seule voie éthique et pratique selon eux pour faire face au contexte économique actuel dans les meilleures conditions de dignité et d’indépendance artistique. Dieutre fait partie de plusieurs familles (outre La Lettre…, le collectif pointligneplan) qui sont passées de la théorie à la pratique. En dehors de l’aîné Dieutre, on a pu remarquer cette année les films de Serge Bozon (Mods), Jean-Charles Fitoussi (Les Jours où je n’existe pas, le plus convaincant selon moi), ou Christian Merlhiot (Les Semeurs de peste), en attendant prochainement celui de Sandrine Rinaldi. N’oublions pas la bande du Sud-Ouest des Guiraudie, Larrieu, Ramos, ou encore les prototypes Eugène Green ou Henri-François Imbert, tous signataires cette année de films à mini-budgets qui nous ont fait un maxi bien. Toute une génération héritière des grands aînés Straub, Moullet, Vecchiali ou du regretté Jean-Claude Biette, garante du principe selon lequel il est possible de faire de superbes films avec peu de moyens pour peu qu’on ait quelques idées fortes. On sait aussi qu’à l’instar de la Chine et d’autres pays émergeants, existe en France toute une création cinématographique uvrant dans les limbes de la commercialisation et de la médiatisation : films autoproduits dans la cuisine, séances dans des appartements, circulation par Internet… Le cinéma est devenu un moyen d’expression aussi accessible et courant que le foot ou la flûte à bec, et si tout le monde ne deviendra pas Kubrick (ou Zidane), le vivier de cinéastes en herbe est cent fois plus large qu’il y a seulement dix ans, mille fois plus vaste que les effectifs de la Fémis.
Notons enfin qu’entre les prometteuses graines du tiers-cinéma et les superproductions à la Besson, nos bons vieux auteurs ont répondu cette année présent, de Rivette (Histoire de Marie et Julien) aux Straub (Humiliés), de Chabrol (La Fleur du mal) à Resnais (Pas sur la bouche). Ces vieux-là sont tout sauf gâteux ou usés. Tous viennent plus ou moins directement de la Nouvelle Vague, cette toujours increvable matrice, sévèrement et parfois connement mise en cause cette année lire à ce propos le recueil d’Aldo Tassone, Que reste-t-il de la Nouvelle Vague ? Eh bien, ce qu’il en reste aujourd’hui, ce sont quelques grands cinéastes français, la preuve encore en 2003 avec des films qui restent au-dessus du lot commun.
Parmi les tendances de l’année, on aura remarqué la prolifération des films à épisodes, sur le modèle des séries télévisées : Matrix, Le Seigneur des anneaux, certes, mais aussi Kill Bill ou la trilogie de Lucas Belvaux (lire page 22). Phénomène économique ? artistique ? les deux mon général ? A l’encontre des mutations du cinéma vers la virtualisation numérique, le jeu vidéo et la création informatique, on a pu observer aussi une certaine tendance au « revival », postmodernisme du septième art oblige : Loin du paradis, Kill Bill Volume 1, Zatoichi et Pas sur la bouche, chacun à leur manière, ont recréé en les répliquant des formes anciennes (le mélo hollywoodien, le chambara, l’opérette).
Le plus troublant, c’est que ça fonctionne. Comment ces films que l’on proscrit intellectuellement (rien de moins stimulant que le revival) ont-ils réussi à ce point à parler à nos tripes et notre c’ur ? Sans doute parce que Todd Haynes, Quentin Tarantino, Takeshi Kitano et Alain Resnais, à l’instar des White Stripes avec le rock, ont ressuscité ces genres avec suffisamment de croyance, d’énergie et de talent, et sans jamais verser dans la parodie, le pastiche ou le second degré.
Pour terminer sur une note optimiste et ne pas sombrer dans la morosité ambiante, il suffit de piocher au hasard quelques films français sortis cette année : Dancing, No pasarán, Pas de repos pour les braves, Le Monde vivant, Mon voyage d’hiver, Mods, Il est plus facile pour un chameau…, Tiresia, la trilogie Belvaux, Histoire d’un secret, Les Jours où je n’existe pas… Tous ne sont pas des chefs-d’ uvre gravés dans le marbre, mais quelle audace, quelle diversité d’inspiration, quelle(s) singularité(s), quel ludisme, quelle absence totale de formatage ! Les uns osent une greffe entre le suspense hitchcocko-tourneurien et l’art contemporain, les autres croisent Dreyer et les Monty Python, d’autres mélangent la tragicomédie et l’autofiction, ou adaptent des mythes grecs sous forme d’essai poétique, d’autres réfléchissent à la transmission historique et à ce qui circule entre plusieurs images fixes ou bien tournent trois films en même temps qui s’emboîtent comme les pièces d’un puzzle géant… Ces films ne dessinent aucune école, aucune tendance esthétique majeure, mais tous auront réussi, avec plus ou moins de bonheur, malgré (ou grâce à) la crise, à échapper aux conventions formelles et narratives, à réinventer modestement le cinéma, chacun à sa singulière façon. Si la panade économique est inversement proportionnelle à l’inspiration artistique, ça promet plein de films géniaux pour 2004.
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