Ordinateurs zombies, cartes bleues groupées, comptes bancaires à l’étranger… Le business illégal de revente des billets de spectacle sur le Net a développé des techniques efficaces. Pour les revendeurs, la loi française laisse désormais un choix binaire : passer un accord avec les producteurs ou entrer en clandestinité.
C’est un fantôme, il n’existe pas. Ni pour les impôts, ni pour les internautes. « C’est Keyser Söze« , en rajoute un peu l’une de ses connaissances. Grégoire* apparaît à peine de temps à autre sous plusieurs pseudos sur eBay, site d’enchères en ligne. Ce trentenaire achète et revend illégalement sur le Net des billets pour tous types d’événements : matchs de foot, concerts, pièces de théâtre. En prenant naturellement une marge au passage.
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Il y a un peu moins d’un an, son business qui avait pignon sur rue est entré en clandestinité numérique. Ce fut sa réponse au vote de la loi du 12 mars 2012 qui restreint la revente en ligne des billets de spectacle ou de manifestations sportives. Désormais, soit le site Internet dispose d’un accord avec les producteurs-organisateurs de l’événement, soit il exerce dans l’illégalité. « Cette loi a supprimé beaucoup de concurrents« , blague Grégoire.
Roland Lienhardt, avocat spécialiste du droit sur Internet, fait lui un autre constat :
« De la même manière que quand on interdit la prostitution dans les lieux publics on la cantonne à la criminalité, cette loi a poussé certains sites vers des procédés encore plus illégaux. »
L’importance de ce « second marché », ou revente de billets en ligne, est difficile à évaluer selon les pays. En revanche, il peut désormais directement influencer le prix des places d’un concert de Coldplay à Londres, d’un match de Ligue 1 ou du festival des Vieilles charrues en Bretagne. Les gros sites utilisent des ordinateurs en réseaux pour acheter plus de tickets, les sites moyens travaillent encore à l’ancienne, avec de vrais humains.
« C’est un métier, monsieur »
Lundi dernier, Grégoire bouillonne. Depuis 10 heures pile, le site de la Fnac a ouvert aux internautes la vente des billets pour deux concerts de Beyoncé. La chanteuse passe à Paris en avril. Prix fixé pour une place à Bercy : entre 46,60 et 73 euros. Sur l’interface anglaise d’eBay, le billet est déjà mis aux enchères depuis la veille à plus de 200 euros. Pour pallier la restriction ne permettant l’achat que de 6 à 8 places par personne, Grégoire a activé son réseau de « partenaires ». Des petites mains qui, à l’heure dite, achètent le maximum de billets pour lui. Il leur verse ensuite une commission.
Retrouvé l’après-midi même Aux trois obus, café aux abords du Parc des Princes, le grand Grégoire sort une enveloppe de sa poche intérieure. On vient de lui remettre 30 places pour Beyoncé. En tout, il assure avoir investi 15 000 euros sur ce concert. « Le business a décliné depuis que j’ai dû arrêter mon entreprise« , regrette-t-il en jurant sur « l’absurdité du système français ». Contrairement à ce qu’on en dit, c’est un métier, monsieur. »
Grégoire s’est lancé dans la revente en 2008. L’idée lui est venue après avoir gagné 25 euros sur une place de concert refilée. ll tente le coup avec trois autres, « sur du Mylène Farmer ». Puis décide d’acheter dix-huit tickets pour un match de catch. Les places s’écoulent à chaque fois sur eBay. Il créé alors un site et se lance « vraiment » sur une tournée de Muse en France.
« Franchement, je connaissais même pas ce groupe à ce moment-là, pourtant, j’ai du être le type qui avait le plus de places pour Muse en France. Près de 600 places pour le stade de France et un paquet à Dijon« , fanfaronne-t-il aujourd’hui. En tout, il a investi près de 50 000 euros « dans du Muse« .
« J’avais du mal à tout vendre, alors je suis allé dans le quartier chinois et j’ai fais éditer des tee-shirts de la tournée avec sept différences pour que ce soit pas considéré comme de la contrefaçon. J’ai mis « 1 place achetée = 1 tee-shirt offert » sur mes annonces et j’ai tout écoulé. »
Il pouvait alors mobiliser jusqu’à 80 personnes de 10 heures à 10 heures 05 pour acheter des places sur le site de la Fnac ou dans des centres commerciaux. La dernière année, son entreprise a réalisé un chiffre d’affaires atteignant près de 400 000 euros. Si Grégoire « fait le kéké« , il concède également « avoir pris quelques taules« . Il assure par exemple avoir perdu 15 000 euros sur un concert de Metallica, 30 000 sur Lady Gaga au stade de France.
Il y a des techniques un peu plus perfectionnées que celle de Keyser Söze.
Zombies et captcha
Un peu de travers, l’image est suffisamment nette pour apercevoir, posé sur le bureau, un classeur pour cartes de visite rempli de cartes bleues. Cet employé de Viagogo – site de revente de billets en tout genre – ne le sait pas, mais il est filmé en caméra cachée. Pour un reportage intitulé Le grand scandale des tickets, un journaliste anglais de l’émission télévisée Dispatches s’est infiltré au sein de la société. Censé être un apprenti, le confrère se fait expliquer les méthodes de fonctionnement du site employant plus de 100 salariés à Londres. « Il ne faut pas parler de ça« , lui précise-t-on comme une évidence.
L’employé de Viagogo développe. Pour certains événements, il achète des centaines de billets en quelques secondes. Il utilise de vraies cartes bleues pré-enregistrées. Comprendre : les numéros inscrits au recto et au verso de chaque carte attendent dans des fichiers pour être utilisés plus rapidement sur les sites Internet de vente en ligne. Le tout coordonné par des « botnet » : logiciels utilisant un réseau d’ordinateurs dits « zombies », car gérés à l’insu de leurs utilisateurs. Une enquête de huit mois du Daily Mirror a démontré comment ces logiciels illégaux passaient tranquillement les tests des Captcha**, sorte de cases où l’on vous demande de réécrire des lettres ou des chiffres qui apparaissent. Ces robots ont été développés pour détecter et remplir ces cases comme le ferait un véritable humain consommateur.
Résultat, lors d’une mise en vente, il devient possible d’acheter quantité de places en quelques clics. Ces gros sites peuvent ainsi assécher l’offre et faire gonfler les prix du marché noir. L’année passée, certains fans ont déboursé plus de 2000 euros pour voir Coldplay jouer à Londres…
Vieilles charrues, Carmen et PSG-Marseille
Si la revente de billets est légale outre Manche, ce n’est pas le cas ici. Le site Viagogo a d’ailleurs été condamné en France. Le 6 novembre 2012, la cour d’appel de Rennes a exigé le retrait, de toutes les annonces du site sur la vente de billets d’entrée au festival des Vieilles charrues. Motif : le prix indiqué était supérieur à la valeur faciale des billets.
L’organisation d’Aline Renet, responsable de la communication du syndicat des producteurs, diffuseurs et salles de spectacles (Prodiss), a été en pointe de la lutte « contre les billets vendus à prix d’or« . Elle défend l’efficacité de la loi passée en mars dernier.
« De plus en plus de sites retirent désormais de la vente les billets de spectacles revendus sans l’autorisation des producteurs, nous assure-t-elle. Et ce, à la demande de ces derniers, afin d’éviter d’être poursuivis. »
(Voir une métaphore vidéo du revendeur-parasite, réalisée par le Prodiss)
Pour l’avocat Roland Lienhardt, il fallait encadrer le secteur de la revente, mais pas de cette façon là. « Qu’est-ce qui est le mieux : des vendeurs au Bahamas ou des revendeurs légaux ?« , s’énerve-t-il.
Aline Renet, reconnait que dans la prochaine étape il va falloir lutter contre les logiciels malveillants qui permettent de passer outre les pare-feux des billetteries. De ce côté là, les autorités spécialisées sont à la traine.
A la question : « Pouvez-vous détecter des robots achetant des billets en masse ?« , un expert de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) nous rétorque ironiquement :
– Vous pouvez le faire, vous ?
– « Mmmm, non », reconnaît-on.
– C’est très compliqué, reprend le limier sous tutelle du ministère de l’économie. Je ne sais même pas si dans l’administration française, quelqu’un peut faire ça. A part peut être la police ou les douanes…
L’expert de la DGCCRF l’admet, si un site a installé son hébergement de façon « opaque » et que le moyen de paiement est dirigé directement sur des comptes bancaires à l’étranger, « là, c’est complètement foutu ».
« Si le type fait ça, c’est très clair, il a tout compris. Nous, si l’on voit que c’est en Russie ou en Ukraine, on n’essaye même pas d’enquêter. Il n’y a qu’Interpol qui aurait les moyens, mais ils ont d’autres problématiques criminelles à traiter en priorité. »
Grégoire, le revendeur pirate, ne souhaite pas s’étaler sur ce point, mais son système de paiement renvoie bien désormais sur « un compte bancaire hors de France ». Il n’a pas non plus souhaité discuter de son éventuel nouveau site Internet ni de ses outils de travail. Il regarde son Blackberry et sourit, il vient de vendre deux places pour un concert de Pink. Il relève la tête et nous dit qu’il donne aussi parfois un peu dans l »Opéra « style Carmen » ou des matchs comme PSG-Marseille. Puis ajoute : « Et sinon tu veux pas allé voir Beyoncé toi ? »
Geoffrey Le Guilcher
*Le prénom a été modifié
**Terme étrange signifiant « Completely automates public turing test to tell Computers and humants apart » soit « test public de Turing complément automatique ayant pour but de différencier les humains des ordinateurs ».
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