James Gandolfini, inoubliable interprète de Tony Soprano, est mort le 19 juin. Retour sur le parcours d’une des plus grandes stars américaines des années 2000.
La série s’était terminée en 2007 par un plan sur son visage au moment où il levait les yeux. Un regard enfantin, interrompu sèchement par dix secondes d’écran noir, avant l’apparition du générique de fin. Mais la conclusion définitive, radicale et déchirante aux Soprano a eu lieu hors champ, dans un hôtel de Rome. L’acteur James Gandolfini, alias Tony Soprano, est mort d’une crise cardiaque le 19 juin, à l’âge de 51 ans. Devant une telle montagne, il faut peut-être commencer par le plus simple. Rappeler qu’avec lui disparaît l’une des plus grandes stars américaines des années 2000, l’une des plus improbables aussi tant il ne correspondait pas aux normes en vigueur à Hollywood.
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A partir de 1999, année de son apparition stupéfiante sur HBO, le personnage de mafioso dépressif incarné par James Gandolfini dans la série de David Chase a secoué les foules. Il attirait régulièrement plus de dix millions de personnes devant leurs écrans le dimanche soir et faisait parler de lui des derniers saloons du Texas jusqu’aux bancs d’Harvard. “L’un des événements culturels les plus importants des cinquante dernières années”, écrivait le New York Times à propos des Soprano. Pour sa performance dans la série, James Gandolfini a remporté trois Emmy Awards (l’équivalent des oscars de la télé) et un Golden Globe. Une pitance ridicule au regard de l’ampleur de son œuvre. On ne le dit presque jamais, mais dans les séries plus qu’ailleurs, les meilleurs acteurs représentent une force créative majeure, parfois aussi importante que celle des scénaristes. Ce sont eux qui vieillissent en direct devant nous, eux qui boivent une tasse de café trois cents fois, eux qui franchissent à l’infini le pas de leur porte.
« The strong, silent type”
Avec James Gandolfini, ce genre de litanie n’était jamais ennuyeux. Le moindre de ses gestes pouvait bouleverser. Pendant huit ans, six saisons et quatre-vingt-six épisodes, le natif du New Jersey (comme son personnage) a tenu le cap et rendu bizarrement attachant un homme pour le moins sanguinaire et cruel, patron d’une organisation criminelle en pleine crise, plombée par sa propre caricature. Un antihéros ultime, comme l’écrivent les manuels de scénario. Un monstre de subtilité et d’ambiguïté surtout, drôle et mélancolique à égalité, que Gandolfini a avalé au point de se confondre avec lui dans l’imaginaire collectif. Nourrir ses canards, mater Rio Bravo d’Howard Hawks en bâfrant de la glace, se gratter l’épaule, tuer de ses larges mains, identifier avec l’éloquence d’un roi Lear son “âme pourrie”, pleurer chez sa psy, nous faire pleurer devant la télé : telle était la mission épique de James Gandolfini, d’une variété folle et d’une ampleur extraordinaire.
La plus lourde de ses tâches était d’incarner le héros américain version 2.0. Un héros venu de l’étranger, dans tous les sens du terme : de l’Italie et de la télévision. Dès le premier épisode de la série, Tony Soprano regrette la disparition des vrais mecs à la Gary Cooper, ces figures puissantes et silencieuses qui ne se plaignent jamais – “the strong, silent type”. Terrassé par des crises de panique, il s’adresse alors autant à lui-même qu’à sa thérapeute. Mais ses paroles le dépassent. Sans le savoir encore, ce grand ours émouvant et dangereux est en train de reprendre le fauteuil de son idole et de quelques autres – Brando dans Le Parrain, par exemple. Une poignée de légendes du cinéma remplacées par un héros de série fragile et sans attaches ? Bienvenu dans un monde nouveau.
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A travers Gandolfini, Les Soprano ont mis en scène avec humour et fureur un retournement symbolique dans l’histoire des images en mouvement, ouvrant la voie à ce qu’on appelle aujourd’hui communément l’âge d’or des séries. Ce moment étrange, exaltant, où les anciennes hiérarchies ont explosé en vol, se confond peu ou prou avec les huit ans des Soprano. Dans ce panthéon, le chef-d’œuvre de David Chase côtoie The Wire, A la Maison Blanche, Six Feet Under et quelques autres. Rien n’était gagné au départ, ni pour les séries, ni pour James Gandolfini. A posteriori, il est tentant de louer l’idée de génie du choix en 1999 de cet acteur au corps atypique qui allait peu à peu démentir tous les clichés et occuper l’écran. Mais la révélation aurait pu ne jamais se produire. Ce garçon aujourd’hui si évident pour le rôle n’était pas le premièr choix imaginé par David Chase. Tout à son amour pour Les Affranchis (1990) de Scorsese, le créateur-scénariste de la série avait en tête Ray Liotta, à qui il avait même formulé une proposition. Ce dernier a alors eu l’une des meilleures idées de sa vie en refusant l’occasion.
Aussi la porte s’est-elle ouverte pour James Gandolfini, que la directrice de casting Susan Fitzgerald avait remarqué dans l’un des rôles les plus marquants de sa première carrière, celui d’un homme de main capable de mettre une branlée à une femme dans True Romance (1993), de Tony Scott. Lui-même ne croyait pas vraiment en ses chances, comme il l’a raconté à l’émission Inside the Actors Studio en 2004.
“Quand j’ai lu le scénario du pilote, j’étais mort de rire. J’étais sûr qu’ils allaient prendre un mec suave, un mafioso à belle gueule, plus du genre premier rôle.”
James Gandolfini semblait en effet destiné à une vie d’éternel second rôle, capable d’emporter le morceau en quelques répliques, comme Hollywood en a le secret. Avant et après Les Soprano, c’est d’ailleurs la place qui lui a été presque exclusivement réservée, si l’on excepte son face-à-face avec Kristen Stewart dans l’anecdotique Welcome to the Rileys en 2010, ainsi que le long métrage peu remarqué de John Turturro avec Susan Sarandon, Romance & Cigarettes, en 2005. On se souvient de sa composition enthousiasmante de tueur à gages gay dans le mauvais film de Gore Verbinski Le Mexicain, en 2001, comme de sa performance en voisin violent chez Nick Cassavetes (She’s So Lovely, 1997). Dans Cogan – Killing Them Softly (2012), le film ultramaniéré d’Andrew Dominik, il épousait les traits d’un tueur à gages, encore un. Il a aussi prêté sa voix à un personnage de Max et les maximonstres (2009) de Spike Jonze. Aucun chef-d’œuvre dans sa filmographie, mais au moins deux films importants : The Barber – L’homme qui n’était pas là des frères Coen (2001) et Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, il y a quelques mois, où il incarnait Leon Panetta, directeur de la CIA au moment de la traque finale de Ben Laden.
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Au début 2013, Gandolfini a connu sa première grande déception post-Soprano, quand le pilote de sa nouvelle série pour HBO, Criminal Justice, a été refusé. Comme si l’attraction était fatale entre la prestigieuse chaîne câblée et l’acteur, le projet avait finalement été validé le mois dernier sous la forme d’une minisérie, désormais compromise. Plus rien ne pourra empêcher quiconque de voir en James Gandolfini l’homme d’un seul grand rôle, comme si ce rôle était fait pour lui, à la mesure de son parcours de fils de maçon napolitain émigré aux Etats-Unis – il était le premier homme dans sa famille né sur le sol américain. L’acteur avait sa propre vision de Tony Soprano et de ce qui le rendait proche.
“Tony est un mec à qui il ne reste rien, sinon son code d’honneur, qui part aussi en couilles. Il regarde autour de lui et il cherche. Eh bien, c’est la même chose avec beaucoup d’Américains. On peut aller acheter plein de choses, faire tout ce que l’on veut, mais il n’y a plus de centre. Je m’identifie à cette idée.”
A l’annonce de la mort de celui qu’il a fréquenté assidûment pendant les années les plus importantes de sa vie (et avec qui il a tourné Not Fade Away, son premier film cinéma, encore inédit en France), le créateur des Soprano David Chase a exprimé sa douleur.
“James était un génie. Tous ceux qui l’ont vu dans le plus petit de ses rôles savent cela. Il est l’un des plus grands acteurs de tous les temps. Une grande part de ce génie se nichait dans ses yeux tristes. Je me souviens lui avoir dit plusieurs fois : tu ne t’en rends pas compte, tu es comme Mozart. A ce moment-là, il y avait un silence à l’autre bout du fil.”
Le silence durera toujours.
Les Soprano, saison 4, épisode 3 :
“– Putain, qu’est-ce qui est arrivé à Gary Cooper ? J’aimerais bien le savoir.
– Il est mort.”
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