Des millions de personnes souffrent du stress dans le monde du travail. Comme Danièle Laufer, auteure du livre Le Tako Tsubo, un chagrin de travail, qui s’est retrouvée en soins intensifs de cardiologie, victime d’un Tako Tsubo (“piège à poulpe” en japonais). En prenant comme point de départ une scène personnelle (un vif accrochage avec […]
Dans « Tako Tsubo, un chagrin de travail », la journaliste Danièle Laufer enquête sur cette étrange pathologie. Quand le stress au travail finit par user le cœur à bas bruit et provoquer un chagrin qui conduirait ses victimes aux urgences.
Des millions de personnes souffrent du stress dans le monde du travail. Comme Danièle Laufer, auteure du livre Le Tako Tsubo, un chagrin de travail, qui s’est retrouvée en soins intensifs de cardiologie, victime d’un Tako Tsubo (« piège à poulpe » en japonais).
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En prenant comme point de départ une scène personnelle (un vif accrochage avec une collègue), cette journaliste spécialisée des questions de psychologie et de société mène l’enquête. On y découvre les contours d’une maladie aussi spectaculaire que méconnue, qualifiée de « syndrome du cœur brisé ».
Petites violences de la vie de bureau et de certains modes de management, absence de reconnaissance, perte de sens, conflits de valeurs, conditions de travail inadaptées, absurdité des procédures… Ces souffrances semblent difficiles à partager, tant le simple fait d’avoir un travail est considéré de nos jours comme un privilège.
Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Danièle Laufer – J’ai passé neuf ans dans une rédaction dans laquelle j’ai passé mon temps à me battre. J’ai été reclassée, j’ai fait face à des gens qui ne comprenaient pas très bien ce que je faisais là, comme si j’étais une sorte d’outsider qui débarquait. Petit à petit, j’ai réussi à faire ma place. Je suis très impliquée dans ce que je fais, mon travail me tient à cœur. J’ai eu plusieurs coups de sang et un jour, une de mes collègues de bureau m’a hurlé dessus. Sur le moment, je n’ai pas compris ce qu’il s’était passé. J’étais à la fois pétrifiée et sidérée.
Cela s’est traduit par un “Tako Tsubo”. De quoi s’agit-il et quels en sont les symptômes ?
La journée de l’incident, dans l’après-midi, j’ai eu de la fièvre. Le lendemain, j’avais un déplacement prévu à Albi mais je n’étais pas au mieux de ma forme. La nuit, j’ai ressenti une douleur dans la poitrine et dans le bras gauche. J’ai d’abord minimisé, je ne me suis pas écoutée. J’ai fait ma conférence et je suis rentrée à Paris. Mais le soir-même, j’ai commencé à ressentir les symptômes d’un accident cardio-vasculaire (AVC). J’ai appelé les urgences mais ça allait mieux à leur arrivée, j’arrivais à parler de nouveau. Je leur ai raconté ce qu’il s’était passé la veille et ils m’ont conseillé d’aller à l’hôpital. On m’a diagnostiqué un infarctus.
Que vous dites-vous à ce moment-là ?
Que j’allais mourir. Une cardiologue est arrivée quelques heures après et m’a dit que ce n’était pas un infarctus, mais un Tako Tsubo. Je n’en avais jamais entendu parler ; ça se présente comme un infarctus sauf qu’il n’y a pas de caillot dans les artères. C’est le cœur qui se déforme, puis ça rentre dans l’ordre 48 heures après. Et on vous dit que c’est bon, vous pouvez rentrer chez vous, qu’il n’y a pas de traitement.
Peut-on dire qu’un Tako Tsubo est au cœur ce qu’un burn-out ou un bore-out est au cerveau ?
Un des cardiologues que j’ai interviewés pour le livre m’a confié que c’était comme un « burn-out cardiaque » en effet. Il y a un véritable largage d’hormones et le cœur se déforme pour résister à ce stress immense. On ne sait pas grand-chose de ce Tako Tsubo. Il est sûrement provoqué par le stress. On imagine qu’il est très largement sous-diagnostiqué car on ne l’a identifié que depuis les années 1990. D’après mon hypothèse, soit les gens en meurent mais on pose le diagnostic de crise cardiaque, soit ils repartent chez eux, et tout rendre dans l’ordre.
Y a-t-il un profil particulier des personnes touchées ?
Selon quelques constatations, cela toucherait principalement des femmes ménopausées… Résultat: les études sont essentiellement faites sur les femmes ménopausées. Mais je reste dubitative, on ne sait pas si les jeunes hommes sont touchés, par exemple, et je ne sais pas si on le saura véritablement un jour…
Il y a quelque chose de frappant dans votre livre, c’est l’état d’ignorance dans lequel on laisse les personnes qui subissent un Tako Tsubo…
On vous dit que ce n’est pas grave. Je consulte, à titre personnel, une cardiologue une fois par an. Je suis quelqu’un de sensible, je n’ai pas envie de ne plus éprouver d’émotions. Risquent-elles de me tuer un jour ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que ça vient très certainement du travail et du stress. Cela ressemble au burn-out dans les causes mais le burn-out serait l’apanage des gens qui ont beaucoup de responsabilités… Je pense que j’ai été laminé par un chagrin. Il y a les chagrins d’amour et les chagrins de travail.
Pourquoi faire une telle distinction ?
Le burn-out et la souffrance au travail sont devenus des mots qui désignent des réalités psycho-sociales, des réalités objectives donc, et c’est important de nommer les choses pour les prendre en compte et pour leur éventuelle prévention. Mais j’ai l’impression que ce que j’ai vécu est beaucoup plus intime que ça. On m’a dit que c’était du harcèlement… J’ai sans doute, à des instants, été harcelée par certains collègues. Mais j’ai dépassé ça. Je pense avoir fait mon boulot comme je pensais qu’il fallait le faire… Quitte à en faire plus qu’on ne me le demandait.
En même temps, j’avais l’impression de n’avoir aucune importance dans la structure dans laquelle je travaillais, comme des tas de gens aujourd’hui ; on est tous devenus interchangeables.
Dans votre livre, vous partez de cet incident qu’on peut qualifier d’anecdotique pour essayer de comprendre ce qui a pu causer une telle réaction. Ce qui vous permet de basculer sur une véritable enquête, qui pourrait s’appliquer aux autres malaises que peut rencontrer n’importe quel salarié…
Sans doute oui. Je cherchais un titre qui n’évoquait pas le burn-out car je n’avais pas envie de présenter cela ainsi. Je ne voulais pas parler de harcèlement non plus. Cette expression de “chagrin de travail” m’a paru évidente. On parle aussi de “syndrome du cœur brisé” pour traduire le Tako Tsubo ; c’est bien entendu faux biologiquement mais j’ai été trop chagrinée, peinée de ce qu’il s’est passé. C’est difficile d’en parler car la profession de journaliste est vue comme un métier privilégié.
Avez-vous ressenti une difficulté à vous plaindre ?
Dans la rédaction dans laquelle j’ai travaillé, tout le monde souffrait. Tout le monde. Il y avait une sorte d’anesthésie générale, il n’y avait pas de vie… Je sais bien ce qu’il va se passer quand les gens vont lire cela. Les gens avec qui j’ai bossé vont dire : « Elle exagère, comme d’habitude, elle se plaint de tout, c’est une râleuse. »
Vous expliquez aussi qu’on ne se rend pas toujours compte du stress subi par les « chefs intermédiaires » dans une entreprise…
Absolument, les fameux managers de proximité, rédacteurs en chef adjoints, etc. C’est aussi compliqué pour eux et c’est pour cela que je parle de « clivage ». Pour tenir aujourd’hui, on est amené à faire des choses qu’on interdirait à nos enfants de faire. J’ai des amis qui ont été amenés à virer des gens. Je pense que personne ne fait ça de gaieté de cœur, mais on n’a pas le choix. Soit on obéit, soit on dit non et on se fait virer.
Que peut-on dire des insistances représentatives des salariés dans les entreprises ?
Je n’en ai pas parlé dans le livre mais les syndicats ont été totalement absents. Quand j’ai essayé de leur parler, on m’a répondu : « Mais qu’est-ce que tu veux faire ? » Le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – ndlr) en revanche m’a beaucoup aidée. Ils ont milité pour que je puisse bénéficier de télétravail, ce qui est arrivé au bout d’un an mais c’était trop tard. Les ressources humaines ont fait de leur mieux mais ils n’ont pas la marge de manœuvre nécessaire. Enfin, il y a des gens qui font ce qu’ils peuvent pour aider mais dans l’ensemble je pense que chacun essaye de se protéger au maximum pour ne pas se faire mal voir.
Depuis combien d’années entend-on parler de souffrance au travail ?
Christophe Dejours a commencé a commencé à en parler en 1998 avec Souffrance en France – La banalisation de l’injustice sociale. Je trouvais qu’il exagérait un peu, on le prenait presque pour un timbré mais, en réalité, il a été visionnaire. J’ai des amis qui se sont arrêtés de bosser il y a dix ans et ne me croient pas quand je leur raconte ce qu’il se passe aujourd’hui. Le monde du travail a changé, nous évoluons dans une logique de rentabilité qui fait que les gens ne travaillent plus de la même manière.
L’un des coupables tout désigné semble être l’open space ?
Je ne travaillais pas dans un open space à proprement parler. Nous étions cinq dans mon bureau, mais l’espace était bien trop petit et on ne faisait pas la même travail. Je n’arrivais pas à me concentrer alors je travaillais très tôt le matin ou en rentrant chez moi tard le soir. J’ai terriblement souffert de cette situation. On m’a renvoyé à mon grand âge en m’expliquant que c’était comme ça. Dans mon bureau, les autres travaillent avec des casques anti-bruit sur les oreilles…
Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Il a d’abord fallu que je recolle les morceaux car j’ai longtemps été en arrêt maladie. J’ai littéralement explosé en vol lorsque ma rédaction a mis en place une nouvelle formule sans me demander mon avis alors que tout le monde était au courant. C’est le moment où j’ai dit stop, ce n’était plus possible. Je sais bien que le monde du travail est aujourd’hui fait de petites humiliations de ce genre, de petites violences ordinaires. On serre les dents, on se dit que ce n’est pas grave, que c’est comme ça.
Pensez-vous, avec le recul, qu’il s’agit d’un problème uniquement cardiaque ?
Il y a évidemment une part psychosomatique mais je ne pense pas qu’on puisse dissocier le corps et l’esprit. J’ai dû tellement tenir que je me suis rongé de l’intérieur. Le burn-out se manifeste autrement : les gens n’arrivent plus à se lever le matin, c’est une sorte de dépression. J’ai vécu une manifestation physiologique, au contraire, alors que je n’ai jamais eu de problème cardiaque, j’avais une pêche d’enfer. La dépression, c’est quelque chose qui vous prive de toute énergie, qui vous fait tout voir en noir, vous lamine.
Vous sentez-vous comme une victime ?
Je ne souhaite pas me considérer ainsi. Je sais que les gens qui souffrent sont forcément des victimes, donc à ce titre, j’en suis une. Mais ce que je n’aime pas, c’est qu’on me dépossède de ma qualité de sujet. Je préfère dire que j’ai été une sorte de guerrière, je me suis battue. Et puis, il y a un moment où j’ai rendu les armes. Mais cette victimisation de la société m’agace, ça dépossède les gens de leurs ressources intérieures. C’est un rapport de force entre des gens motivés, qui ont envie de bien faire leur boulot et des décisions qui sont prises à trois échelons au-dessus d’eux par des gens qui ne savent pas absolument pas comment vous travaillez et qui vous rendent la vie impossible. Tout à coup, on vous demande de faire des choses qui n’ont plus de sens. Mais comment fait-on ?
Quels conseils donneriez-vous pour se présever d’un Tako Tsubo, au fond ?
J’ai essayé d’y insuffler un peu d’humour mais c’est vrai que ce livre est un cri d’alarme. Il faut absolument en parler. Sinon on risque de se sentir coupable et pas à la hauteur. Donc au final, encore plus seul. La solitude, c’est le plus dur dans cette affaire et ça ajoute au chagrin. Si on n’en parle pas, si on prend trop sur soi, on risque le burn-out. Il n’y a que la direction de l’entreprise qui peut améliorer les conditions de travail. Ce n’est pas une question individuelle mais collective.
Le Tako Tsubo, un chagrin de travail, éd Les liens qui libèrent, 159 pages, 15 €
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