Le Tour de France est une institution nationale au rayonnement international. Regards critiques sur ce mythe centenaire par des observateurs spécialistes du cyclisme.
Episode 1 : Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport, auteur de multiples ouvrages sur le cyclisme et sur le dopage
Jean-Pierre de Mondenard – Aujourd’hui, la question principale du dopage, c’est prendre des produits décelables ou indécelables. On est toujours à l’EPO et aux transfusions sanguines, l’essentiel pour le dopé étant d’échapper aux contrôles. Depuis que les contrôles se sont multipliés et améliorés, on est passé du dopage de compétition au dopage d’entraînement, c’est-à-dire qu’on acquiert des qualités pendant une certaine période, puis on se présente au contrôle en étant négatif. On prend toujours de l’EPO, mais avec des médicaments génériques qui aident à rendre la détection non fiable. Les sportifs profitent du laps de temps de mise au point des procédures scientifiques et juridiques pour prendre une EPO légèrement modifiée qui échappe aux critères de contrôle.
La lutte anti-dopage est-elle vouée à courir lentement après l’évolution du dopage ?
Oui, ça a toujours été le cas. C’est une constante, pas forcément une fatalité. Depuis 1966 et les premiers contrôles, il y a toujours eu des substances indécelables à tel instant T. Les sportifs ne sont pas idiots et recherchent toujours le produit qui passera à travers les mailles scientifiques et juridiques. Voyez Contador avec le clenbuterol, Schleck avec le furosémide, etc. Quand ils se font prendre, c’est généralement avec des molécules secondaires dans le processus de dopage. Ils savent ce qu’ils font, ils savent qu’ils vont passer à travers…
Les pouvoirs politiques et sportifs (UCI, organisateurs du Tour, gouvernements…) vous semblent-ils totalement investis dans la lutte anti-dopage ?
Déjà, sachez que je ne fais pas partie de la lutte antidopage officielle, je suis totalement indépendant. J’en ai fait partie de 1970 à 76 et comme j’ai réalisé de l’intérieur qu’on ne pouvait rien faire, j’en suis parti. C’est illusoire d’imaginer que le monde du sport va lutter contre le dopage. On demande aux fédérations de valoriser leur sport, de faire rêver, et en même temps, on leur demande d’empêcher leurs licenciés d’aller vers le plus haut niveau ? C’est comme leur demander de se tirer une balle dans le pied. Donc, elles tirent à côté, et c’est comme ça depuis toujours.
Et les pouvoirs politiques ?
Le ministère des sports réclame un maximum de médailles aux JO ou de victoires ailleurs, et en même temps, on veut alpaguer pour dopage ceux qui gagnent. Mais on rêve ! Pour lutter efficacement, il faudrait une agence supra-nationale indépendante. Le dopage est en pleine santé car on ne fait rien pour le combattre efficacement. Les pouvoirs politiques et sportifs veulent montrer qu’ils luttent, parce que ça fait bien, mais se débrouillent pour n’attraper personne ou pas grand monde. La Fifa se félicite régulièrement du peu de cas de dopage dans le foot et des contrôles négatifs alors que tout le monde est conscient que les footballeurs de haut niveau se dopent. On ne prend personne et de temps en temps, on fait un exemple avec Armstrong ou Contador.
Quand même, prendre une icône comme Lance Armstrong et lui retirer ses victoires, c’est un geste fort, non ?
Ce n’est pas Armstrong le problème. C’est juste une affaire de plus, après Festina ou Puerto et ça ne changera rien. Ce n’est pas en s’acharnant sur Armstrong qu’on règlera le problème global. Ok, on a déclassé Armstrong, Landis ou Contador. Mais Fignon ? Anquetil ? Merckx ? Coppi ? J’ai écrit un bouquin, 33 vainqueurs face au dopage de 1949 à 2010, tous ont des casseroles avec le dopage ! Armstrong a dominé le vélo pendant dix ans, il a passé des centaines de contrôles négatifs. C’est ce qui m’intéresse : comment ce gars a passé tous ces contrôles négatifs ? Qui sont les responsables ? Le problème, c’est le système, pas Armstrong. La triche est consubstantielle à l’homme. Dans n’importe quel sport et n’importe quel domaine de la vie, il y a plus de tricheurs que de gens qui respectent les règles. La compétition pousse à la triche. Que les coureurs trichent ne me dérange pas. Ce qui me dérange, c’est qu’on met des millions sur la table pour empêcher la triche et qu’on n’y arrive pas ! Il faut peut-être dégager les hommes à la tête du système et en trouver de meilleurs.
Le dopage était-il de même nature à l’époque de Coppi ou Merckx, ou s’est-il aggravé quantitativement et qualitativement ?
Le problème s’est accentué. Plus le dopage est présent dans les médias, plus les aspirants champions sont poussés à se doper. Le moteur principal du dopage n’est pas l’argent mais la gloire, le sommet. Aucun sportif qui se met à la haute compétition ne veut être en queue de peloton, chacun veut être valorisé et fait tout pour cela. Mais si les instances ne sont pas capables de faire respecter les règles, il faut supprimer le sport, parce que un sport sans règles n’est pas possible.
Si tout le monde se dope, les vainqueurs tels Armstrong ne sont-ils pas malgré tout les meilleurs ?
Si. Je pense qu’Armstrong était le meilleur coureur de sa génération, puisque ses rivaux utilisaient les mêmes produits dopants que lui. Tous à jeun ou tous dopés, le classement est le même. Par contre, certains à jeun, certains dopés, le résultat est faussé.
On dit que le Tour ne peut pas se courir à l’eau minérale ?
C’est faux, ça prouve que les gens n’y connaissent rien ! On peut faire le Tour sans dopage. Par contre, on se met dans le rouge si on essaye de suivre à jeun des coureurs dopés. Pour suivre les champions dopés, il faut se doper, même si on ne les bat pas. C’est le dopage qui fait le dopage. Vous pouvez multiplier les jours de repos, organiser un Tour en descente, il y aura autant de dopage puisque le but, c’est d’être sur la photo, sur le podium, dans le journal.
Si le dopage ne modifie pas les classements, pourquoi ne pas le tolérer, voire l’officialiser ?
Parce que c’est une question de santé publique ! Légaliser le dopage ne limiterait pas les risques de santé. Cela ne concerne pas que les coureurs mais aussi leur descendance. J’ai publié un bouquin là-dessus. En Allemagne, d’ex-athlètes de la RDA ont réclamé des indemnités pour les anomalies de leurs enfants. Des footballeurs algériens ont demandé des dommages et intérêts à leur fédération pour leurs enfants qui subissaient des malformations. Avec le dopage, vous avez des enfants qui naissent avec la main à l’épaule, ou des pieds bots, ou des malformations cardiaques… Libérer le dopage n’est donc pas acceptable.
On dit aussi que tout le monde se dope : hommes politiques, hommes d’affaires, artistes… Pourquoi faire la chasse aux seuls sportifs ?
Parce que les produits n’ont pas du tout le même effet selon l’effort fourni. Les dernières années de sa vie, Jean-Paul Sartre prenait quotidiennement vingt comprimés de corydrane, un amphétamine. Mais son seul effort physique consistait à aller chez le buraliste ou dans un rayon de sa bibliothèque. Il est mort à 75 ans, âge de décès médian pour un homme de son époque. Si vous donnez ces vingt comprimés à un cycliste qui va monter le Ventoux, c’est au mieux la réanimation, au pire la morgue. C’est ainsi qu’est mort le coureur britannique Tom Simpson, pendant l’ascension du Ventoux en 67. Libérer le dopage est inacceptable : il a des conséquences néfastes sur l’équité sportive, il entraîne des accidents parfois mortels, et engendre des malformations sur la descendance. Une étude a démontré qu’entre 1970 et 90, les coureurs cyclistes mourraient d’accidents cardiovasculaires cinq fois plus fréquemment que la moyenne des Européens ! En plus de ce risque mortel, les amphétamines rendent paranoïaque, menteur, amnésique… Pas facile pour un journaliste d’interviewer un tel type de personne !
Avec l’affaire Balco (réseau de dopage américain démantelé), la lutte antidopage semblait avoir marqué des points. Mais avec l’affaire Fuentès, elle semble avoir reculé (ndr : Eufemiano Fuentès est un médecin espagnol, cerveau présumé d’un important réseau de dopage, condamné en 1ère instance par un tribunal espagnol à un an de prison avec sursis. Un appel est pendant. Le cycliste allemand Ian Ullrich, vainqueur du Tour 1997, vient d’avouer s’être dopé grâce au réseau Fuentès). Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas la lutte antidopage qui a permis de dévoiler l’affaire Balco, c’est un entraîneur rival et jaloux. C’est grâce à cette affaire qu’on a découvert les stéroïdes légèrement modifiés afin de les rendre indétectables. La justice américaine a fait son travail jusqu’au bout et la sprinteuse Marion Jones a fini par avouer et faire de la prison. Dans l’affaire Fuentès, les instances sportives ont fait appel de ce jugement où la juge n’a même pas demandé les noms des clients du docteur Fuentès alors que ce dernier était prêt à les donner. Chaque fois qu’un grand sportif est suspecté ou pris, son pays fait tout pour le protéger. Le nationalisme prévaut sur la santé publique et la morale sportive.
Etes-vous toujours un passionné du Tour de France ?
Mon regard sur le sport de haut niveau a changé en quarante ans de métier. Au départ, j’étais un grand amateur de sport et du Tour. En évoluant dans le milieu sportif de l’intérieur et en découvrant la médicalisation des performances, j’ai déchanté. Mais à l’âge de 70 ans, je fais toujours 18000 km de vélo par an. Je regarde toujours les étapes de montagne du Tour, dont je connais moi-même le parcours en tant que cycliste toujours actif. La lutte entre les hommes demeure un spectacle, malgré ce qu’ils ont dans le corps. Ce n’est pas la vitesse de plus en plus invraisemblable des coureurs qui m’attire, c’est leur lutte.
Propos recueillis par Serge Kaganski
Dernier ouvrage paru : Les Grande premières du Tour de France (Hugo Sport édition)