On peut y mourir sous les balles d’un dealer ou crever de faim sous une tente, se faire racketter par des flics ripoux ou dépouiller par un maire corrompu. Bienvenue à Camden, New Jersey, la ville la plus dangereuse des Etats-Unis.
Seul le fleuve Delaware sépare Camden de Philadelphie, berceau de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, en Pennsylvanie. Les buildings se reflètent dans l’eau glacée. Camden est en face, côté New Jersey, sans lumière et sans building. Un vilain petit canard transformé par le chômage, la corruption endémique et la drogue en monstre difforme de l’Amérique.
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Cinquante-huit homicides pour 77 000 habitants l’an dernier. Selon des policiers, le nombre de morts approche les soixante-dix, « parce que les blessés morts à l’hôpital ne sont pas toujours pris en compte dans les statistiques ». Peu importe, l’hypothèse basse fait de Camden une ville deux fois plus dangereuse que Tijuana, au Mexique, qui a détenu le record jusqu’en 2008. Sept cents victimes depuis 1995. À chaque coin de rue, on trouve une chapelle dédiée à un dealer mort en exercice. Des cierges, quelques inscriptions, des bouteilles vides de Cognac Hennessy en dernier hommage.
20 dollars pour un flingue
À l’abri dans un barber shop, les vieux devisent devant une télévision qui diffuse la version américaine du Juste Prix quand le pasteur Combs entre dans le salon. Il salue les clients, ôte son pardessus, révélant un impeccable costume trois-pièces. Le pasteur apparaît fréquemment dans les médias locaux, la communauté l’apprécie. Pourquoi Camden pourrit-elle ? “C’est l’éducation des gosses, dit un vieux, les mains posées sur sa canne. Les pères absents, les mères qui se dopent… Enfin, on trouve toujours pire ailleurs… Regarde Flint ! Detroit ! East St. Louis…” Le pasteur l’interrompt en brandissant la une du Courier-Post du 31 janvier : “Camden redevient la ville la plus dangereuse des États-Unis.” Le mois dernier, une opération guns-for-cash (rendre son arme à feu contre 20 dollars) a récolté 1 137 armes en un week-end. “Mais ici, les mecs ont trois flingues, souligne Levert Hicks, président d’un club de bikers, dont le fils a été abattu l’an dernier devant la maison familiale. Ils en revendent un parce qu’ils sont complètement fauchés. Une goutte d’eau qui ne change rien.” Les armes à feu proviennent en général de Pennsylvanie, où les lois sont plus permissives.
Avec sa belle-famille, le pasteur Combs dirige la maison funéraire Carl Miller, un des rares business qui se maintiennent. Le pasteur se déplace parfois à 2 heures du matin pour aller chercher des corps. Sa grand-mère, qui dort aux pompes funèbres, répond toujours au téléphone. La maison met un point d’honneur à se rendre disponible à toute heure du jour et de la nuit. “Nous avons des facilités de paiement pour les familles. Ce n’est pas une question d’argent. En fait, c’est pratiquement du service public.” Aujourd’hui, six cadavres sont étendus sous des draps blancs dans la chambre froide. En septembre, l’établissement a embaumé un nourrisson. Sa mère l’avait décapité avant de placer sa tête dans le freezer du frigo. Elle avait consommé de la wet, une variété d’herbe imbibée de PCP. “Il faut parfois courir après un type sous wet qui se balade à poil dans la rue, témoigne un policier. C’est spectaculaire mais rare. Le reste, c’est du crack et de l’héroïne.” À Camden, l’offre de drogue est disproportionnée “à cause des infrastructures du port, héritées de notre passé industriel. 30 % de la drogue de la Côte Est passe par ici”.
Des forces de l’ordre privatisées
La veille, le pasteur Combs s’est rendu au syndicat de police municipale. Flics et habitants ont organisé une cellule de crise pour contrer la mairie et le comté qui veulent imposer à partir du printemps une nouvelle force de l’ordre non syndiquée, la Metro Police Force, première étape d’une privatisation partielle des forces de police. En 2011, la mairie fauchée a déjà licencié la moitié du service. La police municipale s’effrite, comme la ville. Il n’y a plus de patrouilleur à pied. Autre exception locale, les officiers travaillent sans partenaire, à un par voiture. La nuit, on compte douze véhicules pour quadriller la ville. Beaucoup sont assignés à la protection des îlots de richesse : l’aquarium en bordure du fleuve Delaware, l’hôpital, l’université et la gare routière. Le reste de la ville est un coupe-gorge où les lampes des réverbères ont été flinguées par les dealers.
“Les habitants déposent les mains courantes par téléphone. Quand on t’appelle pour un vol avec violence et la minute d’après pour un meurtre, le meurtre devient la priorité”, explique un flic syndiqué qui tient, à deux mois de la retraite, à garder l’anonymat.
Sauf miracle (forcer la mairie, via une décision de justice, à organiser un référendum populaire), la City Police va disparaître au printemps, après un siècle et demi d’existence. Les officiers de terrain soupçonnent le planificateur du projet, José Cordero, de conflit d’intérêts. Il dirige une compagnie de sécurité privée et vendrait à la ville son propre système de surveillance. Le comté promet 400 hommes sur le pavé au lieu des 269 actuels mais ces chiffres ne sont inscrits sur aucun document officiel. Un policier, que nous avons rencontré dans l’exercice de ses fonctions, ne sait qu’une seule chose : il va se faire virer. “On patrouille dans la ville la plus dangereuse du pays. C’est horrible, ce qu’ils nous font.” Leur chef, Scott Thomson, sera à la tête de la Metro Police Force. Il a déclaré aux médias que ses agents actuels “gagnaient plus que des banquiers”.
“Il nous fait passer pour des tire-au-flanc, réplique un policier qui a voté non au projet. D’où sort-il ses infos ? Mon collègue qui a découvert la tête du bébé dans le freezer s’est pointé au boulot le lendemain. À New York, il aurait eu droit à une semaine de suivi psychologique. La mairie veut une police aux ordres, éloignée des réalités de Camden.”
Des flics qui en croquent
Qu’en pensent les habitants ? Pour Jack Ayoub, patron d’un des derniers bars de North Camden, “peu importe la couleur du badge, tant qu’il y a plus d’hommes”. La ville a une tradition de flics ripoux, il faut y mettre fin. “Les policiers municipaux ont grandi à Camden. C’est bien pour la connaissance du terrain et pour désamorcer les conflits, mais ça occasionne des dérives.” La police municipale compte dans ses rangs plusieurs moutons noirs qui nuisent à sa réputation. La semaine dernière, un agent antidrogue a été condamné à quatre ans de prison. Avec plusieurs collègues, il revendait la drogue saisie. Parfois, il la planquait dans les poches de personnes interpellées et procédait à de fausses arrestations. Sa mise en examen a entraîné plus de deux cents non-lieux.
Kareemah, 44 ans, se prostitue “à mi-temps” sur le trottoir de Broadway Street. Elle a été victime d’un flic ripoux. “Il prenait l’argent de mes passes, décritelle avec force gestes. Il a aussi planqué de la dope sur moi. J’ai fait de la prison pour ça. Mais le karma lui est revenu dans la gueule comme un boomerang.” Pour autant, elle pense que les flics locaux avaient leurs qualités. “Ça fait dix-huit ans que je tapine et je connais tous les flics. Beaucoup sont raisonnables. Ils me demandent ‘Ça va ? Tu es OK ?’ Ils veulent vraiment savoir si je vais bien.” Avec l’arrivée de la nouvelle police, elle prédit un bain de sang pour l’été prochain, la haute saison des crimes. “À partir d’avril, ce sera terrible. Les flics vont venir des coins paumés de l’État, sans jamais avoir travaillé dans un endroit pareil. Ça va les changer… Ils essaieront de passer en force, comme des RoboCop, et beaucoup vont se faire buter. Les dealers ne se laisseront pas faire. On a déjà eu droit aux state troopers (la police de l’État, à 85 % blanche – ndlr) pour rétablir l’ordre et il y a eu beaucoup de bavures. À East Camden, ils ont buté un type qu’ils croyaient armé alors qu’il tenait une canette de soda. En avril, j’arrêterai de tapiner.”
Un rappeur à la mairie
En novembre, les habitants éliront leur maire. Surprise : un rappeur se présente en tant que candidat anticorruption et antiestablishment. Il se fait appeler Big Lou. C’est un natif de North Camden tatoué jusqu’à l’oeil : trois larmes sous l’orbite droite. Il montre sur son téléphone un clip autoproduit, qui met en scène un ado de 15 ans qui joue aux dés sur le trottoir, interprétant Big Lou plus jeune. L’acteur en herbe a été abattu l’an dernier. Big Lou n’a jamais quitté North Camden. Il a déjà vendu de la drogue et deux de ses frères sont toxicomanes. Il en a fait une chanson, Crack Head. Lui n’a pas succombé. “La musique m’a sauvé, explique-t-il entre deux saluts aux flics municipaux, avec qui il cultive une étrange relation d’amour-haine. Je gagnerai la mairie parce que je comprends la population.”
Aussi à l’aise dans la rue qu’inexpérimenté en politique, Big Lou a six enfants de quatre mères différentes. Il est loin du politicien américain modèle, mais après tout, Camden est une ville où l’on peut tenter des expérimentations hardies. Depuis l’an dernier, il a transformé ses concerts en meetings politiques. Il y conspue l’équipe municipale qu’il considère comme vendue à Donald Norcross, son double maléfique. Norcross est milliardaire, le deuxième homme le plus influent du New Jersey après le gouverneur Chris Christie. Il finance les campagnes politiques, possède l’hôpital de Camden et plusieurs journaux dont le Philadelphia Inquirer, racheté cette année. Un homme à qui tout personnage politique du New Jersey, et bien sûr de Camden, doit serrer la main, voire rendre des comptes. En face de cette machine, Big Lou se pose en candidat des bas-fonds. Son plan : faire voter ceux qui ne le font jamais. “Il y a 44 000 votants à Camden, et Dana Redd (la maire actuelle – ndlr) a été élue avec 6 000 voix. Il y a de la place.”
Certains habitants sont sceptiques : “Il était meilleur pour organiser des battles. Avec la politique, Big Lou s’est perdu.” D’autres sont enthousiastes. Big Lou assure qu’on lui a déjà proposé de l’argent pour abandonner sa nouvelle idée fixe. Dans le staff de Big Lou, on trouve José Martinez, ancien flic à fine moustache, une sorte d’Harvey Keitel latino. C’est un grand déçu de la politique. La dernière campagne où il s’est impliqué a conduit à l’élection du premier maire hispanique de Camden, Milton Milan, en 1997. Un triomphe pour la communauté. “J’étais fou de joie.” Milton Milan tombera pour des affaires de corruption minables. En seulement trois ans d’exercice, il a touché 65 000 dollars de la mafia de Philadelphie, a fait croire au vol de son propre ordinateur pour le revendre trois fois son prix à une bénévole de son équipe de campagne et détourné l’argent d’écoles publiques pour des vacances à Porto Rico. “Un escroc à la petite semaine plus qu’un mafieux d’envergure”, ironisa le New York Times. “Après ça, j’ai laissé tomber la politique et je pensais ne jamais y revenir. Mais Big Lou est spécial. C’est le seul candidat qui ne mettra pas d’eau dans son vin. Il est sincère”, reconnaît José Martinez.
Des tentes dans le gel et la boue
Tout en bas de l’échelle sociale de Camden, il y a ceux qui ont perdu leur toit et vivent dans des tentes autrefois regroupées en un village, Tent City, avec un maire et quelques règles. Dissous par la ville, Tent City est devenu un archipel de bâches cachées le long des routes. Les conditions des habitants sont rudes. Il faut trouver de la nourriture, couper du bois pour se chauffer, soulager les addictions dans le gel et la boue. Lainey Heyl-Taylor roule en fauteuil roulant sur une bande d’arrêt d’urgence pour rejoindre son campement. Le souffle des voitures manque d’arracher sa casquette. C’est une ancienne de l’US Air Force, à la rue depuis 2001. Ses yeux clairs et l’ovale de son visage rappellent quelle belle jeune femme elle était. Mais à 33 ans, ses dents et sa peau sont celles d’un vieillard. Lainey souffre d’épilepsie. L’hiver dernier, une crise violente lui a fait perdre provisoirement la vue. Elle n’a pas remarqué une coupure à son genou gauche. La blessure s’est transformée en engelure. L’hôpital de Camden lui a coupé la jambe. Maintenant, elle fait un noeud avec son jean. “Pendant mon séjour, l’un de mes deux chats est mort écrasé sur la route. J’avais confié l’autre à une nurse qui a été changée d’affectation et ne me l’a jamais rendu.” Les chats sont très importants à Tent City : ils tuent les rongeurs. Sans jambe et sans chat, Lainey s’accroche. Elle est clean “depuis 69 jours”.
5 % de Blancs dans la ville
Quel est le péché que Camden expie ? Pour certains, c’est celui d’Howard Unrah, premier tueur de masse de l’histoire des États-Unis. Pris de folie, il a assassiné treize voisins au pistolet Luger en 1949. Pour d’autres, ce sont les émeutes d’août 1971. Le tabassage d’un motard portoricain par la police municipale, à l’époque exclusivement blanche, a entraîné une révolte meurtrière de plusieurs jours. Le motard a succombé à ses blessures. Polonais, juifs, Irlandais ont fui la ville, bientôt rejoints par les industries : les soupes Campbell, RCA Records, l’arsenal : 60 000 jobs jamais remplacés. Avant le coup de grâce : l’arrivée du crack en 1985. Aujourd’hui, Camden est partagée à population égale entre Noirs et Latinos. Il reste 5 % de Blancs. Les Noirs habitent à “Polackville”, les Latinos à North Camden, ce damier de squats dont les dealers ont le contrôle quasi absolu. Pour aller à l’école, les enfants de North Camden empruntent des rues spécifiques, a priori sans risque, baptisées “couloir de sécurité”.
Cela reste de la théorie : ces rues sont touchées par le trafic comme les autres. Les enfants ont droit à un repas gratuit par jour à l’école. “Il n’est pas rare que ce soit le seul de la journée”, selon Pamella Miller, ancienne institutrice. Mark Willis, un sémillant quinquagénaire à catogan, a été consulté par les habitants pour organiser la riposte judiciaire au projet de Metro Police Force. Il livre sa lecture du mal de Camden. Le vrai péché originel daterait des années 20, quand la ville a offert une fiscalité très avantageuse aux industries en bordure du fleuve. “L’originalité de Camden, depuis, est que les riches ne paient aucune taxe. Les habitants en paient, ça oui, mais maintenant ils sont tous pauvres à crever et ne génèrent aucune richesse. Ils vivent sous perfusion. Le partage des taxes complètement absurde, c’est pour moi la raison qui rend Camden plus unique que la bite de l’abominable homme des neiges. Nous sommes la ville la plus intéressante de la Terre parce que nous avons cinquante ans d’avance sur tout le monde.”
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