De Marseille à Bruxelles, une vague d’artistes remet en cause les limites et les catégories établies de l’art et des cultures de la rue.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas d’art “outsider”. Et quoi qu’on veuille nous faire croire, il n’y a pas non plus de “street” art. La raison d’être de ces formules implacables ? L’art n’a jamais eu besoin de sous-catégories. Et l’histoire de l’art est en mouvement permanent : les visions mystiques de la peintre suédoise Hilma af Klint (1862-1944) sont désormais reconnues comme pionnières de l’art abstrait moderne, tandis que le peintre contemporain, lui aussi suédois, Jockum Nordström (né en 1963) exposait récemment au LaM de Villeneuve-d’Ascq de minutieux collages folkloriques.
Crise d’identité
S’il vient de loin, ce processus est accéléré par la façon dont Internet développe un accès illimité à toutes formes d’art et à une hypermémoire des oeuvres du passé, supprimant les distances qui séparaient les formes d’art les plus autodidactes d’un certain “art contemporain”. Quant au street art, il est exposé dans les galeries et musées. Pendant ce temps, la majorité des artistes, y compris les plus soutenus par le marché, se voient toujours comme appartenant à une contre-culture ou, du moins, à une culture critique des logiques dominantes. Il n’est donc plus possible d’opposer de façon simpliste le “mainstream” et l’“underground”. Deux autres mots largement dépassés.
Du coup, ça bouge aussi intra-muros : musées et centres d’art semblent commencer à prendre acte de la démolition de ces murs invisibles. La curatrice du Hammer Museum de Los Angeles, Ali Subotnick, n’a-t-elle pas organisé une biennale sur les trottoirs de Venice Beach mélangeant des artistes reconnus internationalement à des figures du quartier ? Et le critique new-yorkais Jerry Saltz ne déclarait-il pas récemment :
“Musées : vous êtes du mauvais côté de l’histoire. Vos définitions de l’art sont réductionnistes et insulaires quand elles ont besoin d’être inclusives et expansives. Vous avez touché le mur. Changez – ou dépérissez avec vos préjugés et mourez d’une longue mort.”
Do it yourself
C’est dans ce même mouvement que se situe l’exposition La Dernière Vague, à la Friche Belle de Mai à Marseille, où le critique d’art Richard Leydier s’efforce de réunir l’art contemporain et des formes jusqu’ici associées au street art, issues d’un intérêt commun pour les cultures urbaines (surf, skate, custom, bikers, BMX). Le tout entretient une confusion volontaire entre un simple rapport iconographique à ces cultures (planches de surf customisées, portraits de skateurs stars) et des modes de vie issus d’une façon de pratiquer la ville. Mais pour atteindre des modalités plus profondes de crossover, il faut se tourner une fois de plus vers les périphéries. Au milieu de cet univers très (trop?) masculin des virtuoses de la glisse, le Suisse Yann Gross expose ses photos d’un des premiers skate-parks africains en Ouganda, construit de bric et de broc. Les filles y prennent leur place et les compétitions se jouent par équipes sur des pistes vaguement terreuses. Idem avec les surfeurs d’Algérie, filmés par Pierre Michelon, qui trouvent sur les vagues une forme d’évasion face à des horizons bouchés.
Il se joue là une dense négociation import-export des identités. On emprunte des pratiques médiatisées, produites par l’industrie globale, et on les adapte à la sauce d’un do it yourself local. C’est ainsi qu’à des siècles d’intervalle, ces cultures dites urbaines renouent avec l’esprit initial du surf pratiqué par les Kahunas à Hawaii. D’autres artistes cherchent cet esprit autonome d’autoconstruction, à l’image de Jay Nelson qui transforme un bateau en cabane autarcique, ou Pat McCarthy qui s’est éloigné du lieu d’expo pour parcourir la ville, avec son vélo équipé d’un gril, où il vit de la vente de sandwiches tout en façonnant ses fanzines retraçant ses réflexions et expériences. Avec des entreprises pareilles, aux allures amateurs, il paraît alors évident que les catégories ne sont plus vraiment opératoires.
“Ces artistes sont de la ville, vivent la ville et sont construits par elle, ils n’ont pas fait d’école d’art”
Dernier pas de côté : se démarquant elle aussi de ce schéma, une “autre” scène parisienne expose actuellement en Belgique, chez Komplot, centre d’art indépendant incontournable de Bruxelles. Avec l’installation de Vava Dudu (chanteuse du groupe La Chatte), mélangeant vêtements, étendards et écritures murales, ou avec les trouvailles de Théodore Fivel dans le quartier symbole des Halles, il est question d’un manifeste pour un “nouveau tropicalisme” capable de renverser par un biais plus carnavalesque les étiquettes “mixité”, “intégration” ou “postcolonialisme”. Pour Yann Chevalier, commissaire de l’exposition et par ailleurs directeur du centre d’art Confort Moderne de Poitiers, “ces artistes sont de la ville, vivent la ville et sont construits par elle, ils n’ont pas fait d’école d’art”. Ainsi est-il possible de vérifier partout l’émergence d’une génération d’artistes qui tout en pratiquant les street cultures se jouent aisément des sous-catégories de l’art.
Pedro Morais
La Dernière Vague jusqu’au 9 juin, au Panorama (Friche Belle de Mai), dans le cadre de This Is (Not) Music, Marseille, www.mp2013.fr
Ile 2 France jusqu’au 15 juin, galerie Komplot, Bruxelles, www.kmplt.be
Hilma af Klint – A Pioneer of Abstraction à partir du 15 juin à la Hamburger Bahnhof, Berlin