Sa fable épique sur une adolescence dans une communauté noire et religieuse, fait d’elle, à 27 ans, la révélation de l’année 2016 aux Etats-Unis. Elle évoque les six années de maturation de son roman.
Tout sourire, Brit Bennett semble se réjouir qu’on engage la discussion en l’interrogeant sur ses sources d’inspiration (Toni Morrison, James Baldwin, Shakespeare). “En général, dans les débats ou les rencontres littéraires, j’ai droit aux questions sur l’identité, tandis qu’on interroge mes confrères masculins et blancs sur leur style”, ironise-t-elle. En grande partie autobiographique, son premier roman ausculte les secrets et tabous de la vie d’une paroisse dans une banlieue de San Diego.
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Un père muet depuis le suicide de sa femme, sa fille amoureuse du fils du pasteur. Le livre s’ouvre sur l’avortement de cette dernière, Nadia, 17 ans. “La première fois que nous en avons entendu parler, écrit Bennett dans sa première phrase, nous n’y avons pas cru. Vous savez bien que les rumeurs vont bon train chez les pratiquants.” C’est ce chœur des “mères” qui s’exprime ici, ces grenouilles de bénitier envers lesquelles l’auteure explique ressentir une réelle tendresse.
Un chœur d’église autant que de de tragédie grecque
Elle-même a grandi dans un environnement très religieux. Et observé ces femmes, souvent méprisées et considérées comme des commères. “I have heart for them”, dit-elle en anglais, belle expression que l’on retrouve dans la traduction du titre : Le Cœur battant de nos mères (la VO étant simplement The Mothers). “Neuf fois sur dix, ce sont elles qui font le boulot, qui font tourner l’église. Tout ce travail invisible.” Les yeux des fidèles sont en revanche tournés vers le pasteur, un homme bien sûr, qui détient la vérité divine.
L’ironie du livre veut que cette domination masculine se reproduise sur la génération d’après en la personne de Luke, le fils du révérend, dans l’idylle qu’il entretient avec Nadia. Luke n’ira pas la chercher à la clinique où elle avorte et lui reprochera sa décision. Elle vient de “tuer son bébé”, comme le disent les écriteaux de manifestants plantés devant le bâtiment, parmi lesquels plusieurs fidèles qu’elle connaît.
La romancière évoque ces plaquettes données aux femmes enceintes dans certains centres médicaux aux Etats-Unis : “Les secrets de l’industrie de l’avortement” ; “La pilule peut-elle tuer ?” Ce pin’s avec deux pieds de bébé que, dans le roman, Nadia gardera dans un tiroir comme un secret honteux, elle qui ne dira bien sûr rien à son père.
Auteur d’un essai remarqué pour le New Yorker
Avortement, suicide, inceste, homosexualité : le livre s’articule autour de ces secrets, tabous et “péchés” qui nourrissent les conversations des mères de la paroisse. Si les personnages du roman les gardent enfouis au fond d’eux, le lecteur les connaît en revanche dès les premières pages.
“Mon professeur de littérature m’a fait comprendre qu’on pouvait créer le mystère en révélant certaines informations, à l’inverse de ce qu’on vous apprend d’habitude pour ‘écrire un bon roman’, décrypte Bennett. C’est aussi une marque de respect envers le lecteur.”
Elle évoque les six années de maturation de son roman, ces nuits d’hiver interminables à l’université du Michigan, à ressasser son histoire. Son sentiment d’isolement, de solitude. Enfin, ce coup de fil d’un agent littéraire, qui avait lu l’essai remarqué qu’elle avait publié dans le New Yorker. Bennett, alors inconnue, osait critiquer le “maître” Ta-Nehisi Coates, auteur culte des lettres afro-américaines, lui reprochant le manque de personnages féminins de ses livres.
Des mères constituées de tous leurs ragots
Le Cœur battant de nos mères présente de légers défauts qui font son charme, notamment ces formules lapidaires, lancées comme autant de vérités qu’on peut se permettre à 20 ans (“Les jeunes Blancs intrépides finissaient politiciens ou banquiers, les jeunes Noirs finissaient à la morgue”). S’en dégagent néanmoins une grâce, une subtilité et une maturité remarquables pour un premier roman.
Dans la tragédie grecque, le chœur apparaît régulièrement au fil de l’histoire. Il a plusieurs fonctions : commenter les thèmes traités, indiquer au public comment il devrait réagir face à ce qu’on lui présente, donner enfin le point de vue de l’auteur sur les événements. Dans le roman, cette vérité d’ordre moral est énoncée par les “mères” et constituée de tous leurs ragots, ainsi sublimés par la littérature.
“Le ragot est une forme de communication associée à des gens qui n’ont pas de pouvoir, en tout cas pas de pouvoir institutionnel, analyse Bennett. Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles on le relie si souvent aux femmes. Un ragot consiste à construire une histoire au sujet de quelqu’un sans son assentiment. Celle-ci peut être vraie ou fausse. En un sens, c’est ce que nous faisons en tant qu’écrivains.”
Livre Le Cœur battant de nos mères, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch (Autrement), 340 pages, 20,90 €
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