L’affaire Bettencourt-Woerth jette le discrédit sur la justice française, aux antipodes des principes du droit pénal, dénonce le secrétaire général du Syndicat de la magistrature.
L’affaire Bettencourt-Woerth révèle au grand jour la notion de “conflit d’intérêts”. Comment définit-on juridiquement le conflit d’intérêts ?
Cette notion relève davantage de la déontologie que du droit. On la trouve notamment dans la déontologie des avocats. En tout cas, ce n’est pas une infraction pénale en soi. Ce que le code pénal punit (de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende), c’est la prise illégale d’intérêts, c’est-à-dire le fait, par une personne investie d’un mandat électif public, de:
“Prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement”.
La notion de conflit d’intérêts est donc au coeur de cette définition, mais tous les conflits d’intérêts ne sont pas concernés. Reste que la définition est assez large. Il est intéressant de noter qu’est actuellement débattue à l’Assemblée nationale, après avoir été adoptée en première lecture au Sénat, une proposition de loi présentée par le sénateur UMP Bernard Saugey qui vise à restreindre le champ d’application de cette infraction…
De nombreux magistrats dénoncent la conduite de l’enquête menée à huis clos par un magistrat proche de Sarkozy. Ce juge Courroye incarne-t-il les liens incestueux entre la justice et le pouvoir politique ?
Le fait que Philippe Courroye soit en charge des enquêtes relatives à cette affaire pose triplement problème. D’abord, il n’est pas juge, mais procureur de la République ; il est donc soumis hiérarchiquement au garde des Sceaux, c’est-à-dire à l’exécutif – qui l’a nommé à Nanterre contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature et dont plusieurs représentants sont concernés par l’affaire.
Ensuite, il est également cité dans certains enregistrements, en lien avec l’ex-conseiller de Nicolas Sarkozy pour les questions de justice, Patrick Ouart, et son supérieur hiérarchique direct, le procureur général de Versailles, Philippe Ingall-Montagnier, qui fut avec M. Ouart un membre influent de la très droitière Association professionnelle des magistrats (APM), dissoute en 2002.
Enfin, M. Courroye n’a jamais caché sa proximité avec Nicolas Sarkozy, dont le nom a été cité par l’ex-comptable de Mme Bettencourt. Rappelons que Nicolas Sarkozy lui a remis le 24 avril 2009 les insignes d’officier de l’Ordre national du mérite.
Ces faits illustrent le problème de l’absence d’indépendance institutionnelle des parquets en France, qui permet à l’exécutif de contrôler de nombreuses affaires, mais ils posent aussi d’importantes questions déontologiques. Récemment, le Conseil supérieur de la magistrature a d’ailleurs rappelé que les magistrats devaient veiller à préserver leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, notamment « en s’abstenant de toute relation inappropriée avec ses représentants »…
Aucun juge indépendant n’a encore été saisi pour mener une enquête contradictoire à charge et à décharge. Est-ce le signe que le pouvoir judiciaire est faible ?
Il est clair que l’autorité judiciaire est faible en France, à la fois dans la loi et dans les pratiques du pouvoir politique à son égard. Il est clair également qu’un juge d’instruction (indépendant et inamovible) devrait être désigné pour conduire les investigations dans cette affaire, à l’abri du soupçon. Le problème, c’est que la décision d’ouvrir une information judiciaire ne peut être prise que par… Philippe Courroye.
De fait, on observe souvent des stratégies de contournement du juge dans les affaires sensibles. C’est ainsi que les juges d’instruction du pôle financier de Paris ne sont quasiment plus saisis… Pour le gouvernement, l’ouverture d’une information est synonyme de perte de contrôle.
Avec le recul, à quand remonte le vice originel de ce contrôle du pouvoir judiciaire par l’exécutif ?
Le problème majeur, c’est que la carrière des magistrats du parquet est entièrement entre les mains du garde des Sceaux et que celui-ci peut leur adresser des instructions individuelles. Il est urgent d’en finir avec ce système archaïque qui discrédite l’ensemble de notre justice pénale. Il faut rendre les parquets indépendants du gouvernement.
Pourquoi toutes les réformes pénales censées rendre le parquet indépendant ont-elles échoué ?
La France est marquée par une forte tradition centralisatrice, jacobine, et par une défiance ancienne à l’égard des juges. Le pouvoir politique ne veut pas perdre la main. L’argument le plus souvent invoqué est qu’il doit y avoir une politique pénale harmonisée sur l’ensemble du territoire national, mais, d’une part, d’importantes disparités géographiques existent malgré tout et, d’autre part, il existe des solutions institutionnelles pour éviter que les procureurs ne deviennent des potentats incontrôlables, ce que nous ne souhaitons évidemment pas. Il suffit de lire l’excellent rapport Delmas-Marty de 1991 pour s’en assurer.
La faiblesse du pouvoir parlementaire, qui ne contrôle que très peu l’exécutif, ne constitue-t-elle pas un problème tout aussi grave pour notre démocratie ?
Si ! Aujourd’hui, la séparation des pouvoirs apparaît largement virtuelle dans notre pays. Le pouvoir exécutif écrase les autres. Lorsqu’on observe l’activité législative, on s’aperçoit que le Parlement est largement devenu une chambre d’enregistrement des projets du gouvernement. Ce n’est pas sain. Chaque pouvoir doit jouer son rôle à plein. Cela vaut aussi pour la presse, dont la liberté est ici singulièrement contestée par la majorité UMP au nom d’une présomption d’innocence qu’elle est la première à piétiner d’habitude…