Loin des débats houleux qui agitent l’Hexagone, les Pays-Bas s’apprêtent à fêter les 12 ans du mariage pour tous. Reportage à Amsterdam.
Nienke donne ses rendez-vous au Café Saarein, le plus ancien bar lesbien de la ville, au coeur du Jordaan, le quartier bobo vintage d’Amsterdam. De peur qu’on ne la reconnaisse pas, elle envoie un message avant : « Je suis grande, 1,82 mètre, cheveux blonds courts mais je crois qu’en fait ça décrit toutes les lesbiennes néerlandaises (smiley). » Autodérision, nous sommes prévenus. Une fois dans le bar aux allures de pub irlandais, difficile de la reconnaître parmi la clientèle exclusivement féminine. Nienke est une habituée, la barmaid nous l’indique tout de suite. Très engagée dans la communauté lesbienne amstellodamoise, cette réalisatrice de 35 ans a été choisie en 2011 par la ville pour réaliser des courts métrages commémorant l’anniversaire des 10 ans du mariage gay.
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Nienke : « Ici, vous n’entendrez personne dire ‘mariage gay’, c’est le même mariage qui était avant réservé aux hétéros qui a été élargi. Ce n’est pas une union de seconde zone, nous avons les mêmes droits. » Comment réagit-elle à ce qui se passe en France ? À peine le temps de finir la question qu’elle bondit : « Je ne comprends pas que vous en soyez encore au débat et surtout qu’il y ait autant de gens opposés qui manifestent. Je pensais que la France était un pays moderne, occidental. Franchement, c’est une attitude de pays arabe ou africain.« La comparaison, un peu rapide, a le mérite d’être claire. « Quand j’ai vu que l’Espagne avait ouvert le mariage aux gays, j’ai été très surprise. C’est un pays super catho, très macho, très famille. Le Portugal pareil, je ne m’y attendais vraiment pas. » À côté de Nienke, Marloes, brune, même âge :
« Les gens que je vois manifester ‘contre’ dans les rues de Paris me font vraiment peur. D’où sortent-ils ? Ça fait douze ans qu’on a le droit de se marier. Est-ce que le pays a explosé ? Non ! Est-ce que les enfants sont tous dégénérés ? Non ! Rien n’a changé, à part qu’ici les gays sont vraiment les égaux des hétéros. En plus, je ne vois pas pourquoi vous vous excitez comme ça parce qu’aux Pays-Bas, assez peu d’homos se sont finalement mariés. »
En 2011, l’Office national des statistiques estimait à 15 000 le nombre de couples du même sexe à s’être dit « oui » (ou plutôt « ja ») depuis le 1er avril 2001, date d’entrée en vigueur de la loi. Soit 2 % des mariages célébrés en dix ans. Le 1er avril 2001, le maire de la ville Job Cohen avait uni, à 00 h 01 précises, quatre couples homosexuels : une première mondiale suivie par les caméras du monde entier, même si aujourd’hui les cadences ont bien diminué.
Nienke se rappelle très bien ce jour historique, elle qui n’était pas spécialement promariage, gay ou pas : « À l’époque, je n’en voyais pas l’intérêt. » C’est en travaillant sur le sujet qu’elle a changé d’avis :
« Un de mes films portait sur un couple de lesbiennes, l’une était américaine et l’autre australienne, elles voulaient s’installer aux États-Unis sauf que, sans mariage, c’était très difficile pour l’Australienne d’obtenir la green card. Elle avait un visa touristique qu’elle faisait renouveler régulièrement. Je me suis rendu compte que c’était dégueulasse, que nous devions avoir les mêmes droits que les hétéros, la même sécurité et la même stabilité. Maintenant, je suis à fond pour! »
Pour préparer ses films, elle a utilisé des archives et est tombée sur un reportage. « C’était dans le centre d’Amsterdam en 2001. Sur la vidéo, on voit deux personnes avec une petite pancarte « NO » et autour d’eux des dizaines de photographes et de caméras. Ils étaient tout seuls, les pauvres. » À l’époque, très peu de manifestants ont arpenté les rues de la ville mais des débats houleux ont secoué la société néerlandaise longtemps auparavant.
Laurent Chambon, Français installé aux Pays-Bas, a beaucoup travaillé sur la question, il en a même fait le sujet de sa thèse en 2002. « Il y a eu des débats dans les années 60, surtout avec l’Église catholique. Mais la communauté homo a toujours été apolitique, elle n’a été récupérée par aucun mouvement, contrairement en France, et elle a vite fait consensus. » Sociologue, enseignant et cofondateur de la revue Minorités, il reçoit dans son appartement cosy de Bickerseiland, une île au nord d’Amsterdam où il vit avec Lewis, son mari depuis dix ans. « Ici on est peinards, on trouve des homos, des couples mixtes et des gens bizarres. Normal, quoi ! » Depuis plusieurs semaines, il fait le tour des télévisions néerlandaises qui, au soir de la manifestation française contre le mariage pour tous, ont ouvert leur JT par des images des rues de Paris noires de monde. « J’essaie d’expliquer que grosso modo, en France, ce sont des élites arrogantes, cathos et réac qui bloquent mais je suis vite à court d’arguments parce qu’ici, c’est impensable. » Lewis nous écoute, placide. Lui suit surtout le débat parce que Laurent s’y intéresse. Loin de s’enflammer, il lance : « Je ne comprends pas pourquoi ce sujet déchaîne autant de passions. Quel est le problème ? Get over it ! » Américain par son père et brésilien par sa mère, il n’a plus vraiment de contact avec sa famille depuis son coming-out. Pourtant, Lewis n’est pas parti en croisade pour l’égalité des droits.
Pionniers des gender studies ou de la question féministe, les Pays-Bas sont très fiers de leur réputation de terre de tolérance. Ici, tout le monde assure qu’aucune question ne se règle sans que les partis politiques, les minorités ou les Églises aient voix au chapitre. Pour Tanguy Le Breton, ancien représentant des Français des Pays-Bas à l’Assemblée des Français de l’étranger, cette culture du consensus et de la discussion est ancrée dans les modes de vie. « Les kringgesprek (groupes de discussion – ndlr) sont très importants, ici. » Dès la maternelle, tous les matins pendant quarante-cinq minutes, les enfants sont placés en cercle et chacun prend la parole :
« Bien sûr, on ne va pas parler du mariage gay à des gamins de 4 ans mais on évoque les relations avec les autres élèves, la situation familiale ou les problèmes en classe. C’est une société encore très marquée par le protestantisme, très pragmatique. La France, elle, est dogmatique. Les Néerlandais adorent le compromis, à tel point que des débats politiques peuvent durer des jours entiers. »
Marco Hohl en est convaincu lui aussi. « Aux Pays-Bas, tant que t’emmerdes pas ton voisin, tu fais ce que tu veux. » Bloggeur influent et présentateur de ProGay TV, une chaîne YouTube, Marco est en couple depuis quatre ans avec Sebastian, dessinateur de bijoux. Dans leur futur appartement du quartier De Pijp au sud de la ville, ses amis ont tous mis la main à la pâte pour les travaux. Entre deux coups de pinceaux, l’un d’eux lance que notre présence serait le moment idéal pour une demande en mariage. Gêné, Marco fait semblant de ne pas entendre. Il nous avoue ensuite discrètement : « J’ai toujours trouvé le mariage très old fashioned, un truc de vieux. Mais maintenant, je me pose des questions. Je crois que grâce à Sebastian, pour la première fois, je l’envisage. » Un acte militant ? Non, seulement le temps qui passe et sa complicité avec Sebastian qui grandit. « Ici, c’est plus que banal d’être homo, ça ne choquerait personne que je me marie, au contraire ! J’ai plus de mal à me justifier en tant que végétarien qu’en tant qu’homo. » Il suit les débats en France avec intérêt mais tient à minimiser ce que ses compatriotes estiment être de l’homophobie ou, au mieux, de l’archaïsme :
« Dans les médias, on montre des centaines de milliers de personnes opposées au mariage pour les homosexuels, mais vous êtes 65 millions ! Pour nous, ça paraît énorme parce qu’on est 17 millions mais surtout parce qu’on ne manifeste jamais ! Je ne pense pas que les Français soient homophobes. Et ceux qui le sont, c’est par ignorance. C’est une question d’éducation. »
À Amsterdam, tout renvoie à l’histoire du pays et à l’oppression vécue par les différentes minorités. On y trouve un Homomonument, inauguré en 1987. Au bord du Keizersgracht, l’un des trois principaux canaux de la ville, trois triangles en granit rose forment un triangle de plus grande taille qui rappelle l’insigne rose que les nazis obligeaient les homosexuels à porter. Aux fenêtres des bars lesbiens fleurissent des rainbow flags. Un club de rencontres gays dans le centre touristique a pour nom Church sans que personne y prête vraiment attention. Dans les rues, deux femmes tiennent un enfant par la main : aucun regard inquisiteur ou curieux, pas de bienveillance non plus, seulement de l’indifférence.
Au Café Saarein, entre deux bières, Nienke évoque Raven, son fils de 8 ans. Harma, sa compagne, s’est fait inséminer. « On a tourné une vidéo qui s’appelle Raven’s Book pour qu’il sache, plus tard. Mais il a déjà très bien compris. » Procréation médicalement assistée, adoption, gestation pour autrui (sans contrepartie financière), les Pays-Bas ont franchi depuis longtemps des étapes que les plus fervents défenseurs français du mariage pour tous n’osent même pas évoquer. « Vous verrez que dans dix ou vingt ans, la France en sera au même stade, assure Tanguy Le Breton. Tout n’est qu’une question d’agenda parlementaire et de timing. »
Anissa Herrou
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