Will Self revient avec un grand livre ambitieux, vaste farce où les hommes du futur auraient fondé leur civilisation sur une bible écrite… par un chauffeur de taxi. Rencontre.
(Cliquez sur « Subtitles » pour avoir les sous-titres en français sous la vidéo)
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C’est avec son vélo pliant, qu’il a apporté spécialement de Londres, que Will Self a fait le trajet entre Gare du Nord et Montparnasse pour nous rejoindre dans un restaurant près de chez son éditeur. Il hait autant les taxis que les sacs de voyage. Bref, le plus ascète des auteurs anglais déteste s’encombrer.
Dans une discussion, c’est pareil : pas de perte de temps en d’inutiles fioritures et autres small talk. Self vient de traverser une période de déprime, avec besoin de s’isoler – peut-être due, explique-t-il, au fait qu’il ne boive plus ni ne se drogue depuis dix ans, et que la perception de la vie peut, une fois passée la joie d’avoir réussi à décrocher, s’avérer terne.
Alors il écrit obsessionnellement, inventant des mondes parallèles aux nôtres, ou construits en miroir déformant, comme ce monde du futur qu’il crée de toutes pièces dans son très ambitieux Livre de Dave, paru en Grande-Bretagne en 2006 et enfin traduit. Le Livre de Dave appartient au cycle des grands romans de Will Self, de ceux qui réinventent des mondes étranges comme reflets grossissants des absurdités du nôtre : un monde peuplé de singes qui parlent dans Les Grands Singes, le Londres où vont vivre les gens après leur mort dans Ainsi vivent les morts, un monde alternatif cauchemardesque dans Mon idée du plaisir.
Le Livre de Dave s’ouvre d’emblée en 531 A-D, comprendre “après Dave”. Londres a été dévasté, et les humains survivants ont un nouveau Dieu, Dave, et une nouvelle bible, son livre, sur lequel ils ont fondé leur société et basé leur langage. Will Self excelle dans l’invention de cette langue hybridée à la nôtre telle que parlée et écrite par Dave, qui fut un chauffeur de taxi anglais dans les années 1990 et 2000, raciste et misogyne. Lire le glossaire en fin de livre pour décrypter que “bacon” signifie “cochon” et “Starbucks”, “petit déjeuner”, entre autres exemples réjouissants.
“Mais il serait trop facile de penser mon livre en terme de “satire”. C’est trop réducteur, précise Will Self. Cela ne m’a jamais intéressé d’écrire seulement une satire, seulement quelque chose qui serait drôle. Ce qui m’intéresse, c’est que les deux parties, le futur et le présent des années 1990 et 2000, finissent par se rencontrer jusqu’à établir une sorte de présent éternel. J’aime souvent créer deux mondes qui vont se rejoindre, car c’est à cette intersection que réside, à mon sens, la vérité.”
Les chapitres situés dans le futur alternent avec la vie de Dave plus de cinq siècles plus tôt. Un jour, une jolie femme, Michelle, prend son taxi, ils passent la nuit ensemble, elle tombe enceinte, ils se marient, il est odieux avec elle et leur jeune fils, elle divorce, et il perd la garde de l’enfant.
Il faudra des centaines de pages pour comprendre le lien entre ces habitants du futur qui lui vouent un culte et Dave lui-même : par dépit, celui-ci a enterré dans le jardin de son ex un livre qui expose ses idées les plus aigres, à destination de son fils. Mais c’est cinq cents ans plus tard que le livre sera déterré et deviendra, ironie du sort, la nouvelle bible.
Rarement on aura imaginé idée plus cruelle, plus drôle, plus corrosive pour se foutre des religions.
“Pourtant je ne suis pas si antireligieux que ça. Disons que j’ai une antipathie extrême à l’égard du fondamentalisme religieux, qu’il soit islamiste, juif ou chrétien. Et je trouve qu’il y a quelque chose d’aussi intéressant qu’absurde dans le fait que des gens croient avec autant de ferveur dans ces livres dits “saints”. Mais ces livres représentent peut-être une étape nécessaire à la construction d’une civilisation. Aussi me suis-je dit que si Londres était détruit il faudrait en repasser par cette étape pour reconstruire une ville. Un passage de répression, de misogynie… et la nouvelle bible pourrait bien être écrite par un chauffeur de taxi.”
Dès cet automne, Will Self se remettra à l’écriture d’un long roman où Londres sera encore une fois central, et où deux mondes alternatifs se reflèteront :
“Peut-être est-ce dû à ma longue pratique des drogues hallucinogènes ? (rires). Quand je lis les romans naturalistes que certains écrivent, je trouve ça trop idéologique. Comme s’ils nous disaient comment penser. Ma fiction est un manifeste contre ces livres.”
Le livre de Dave (L’Olivier), traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) par Robert Davreu
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