Un étranger en butte à l’hostilité de villageois. Dans son nouveau livre, l’auteure met en scène ce rejet qui toujours se rejoue.
Ça veut dire quoi, être étranger ? Emigré, déplacé, décalé dominé… De roman en roman, Lydie Salvayre explore cette notion de l’intérieur (le ressenti de celui qui est vu ou se perçoit comme tel) et de l’extérieur (ceux qui le désignent ainsi).
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Dans son nouveau livre, Tout homme est une nuit, l’auteure reprend inlassablement ce sujet, revenu, malheureusement, au centre de notre société, entre vagues de migrants rejetés, ou si mal acceptés, et banalisation, donc expansion, du discours de l’extrême droite.
Une petite société obtuse et haineuse
Un homme atteint d’un cancer largue tout et s’installe dans un petit village français, pour vivre les derniers mois, ou les dernières années de sa vie. Un retrait du social et de l’amour qui l’amènent à jouer des rôles qu’il ne supporte plus au seuil d’une mort prochaine. Mais les habitants du village, surtout un groupe d’hommes réunis au café, se méfient : qui est cet “étranger” ? Il ne travaille pas, il vient de la ville et a le mauvais goût d’avoir la peau basanée.
Le dispositif de Salvayre est simple mais redoutable : elle alterne sans cesse le monologue intérieur de l’homme seul (en italique) avec les propos des villageois au café (en capitales), et par ce geste, confronte sans cesse la langue somptueuse, sophistiquée, très littéraire de “l’étranger” en quête de sa vérité dans l’introspection, avec celle, vulgaire à force de clichés et de formules toutes faites, d’une petite société obtuse, ignorante et haineuse.
“Et l’impression se confirmait en moi qu’il existait ici deux mondes, pense l’étranger, deux mondes rigoureusement délimités, deux mondes bien distincts, bien séparés, sans lien et sans mélange, deux mondes qui semblaient irréconciliables, deux mondes secrètement hostiles, secrètement en guerre l’un contre l’autre, même si chacun feignait d’ignorer l’existence de l’autre, même si chacun feignait de ne trouver aucun fondement à la haine de l’autre, même si chacun feignait d’adresser à l’autre un sourire des plus démocratiques et des plus engageants.”
Salvayre écrit du côté des illégitimes
Lydie Salvayre a imposé un genre bien à elle : le roman pamphlétaire. Le village de Tout homme est une nuit, c’est la France entière, voire le monde, rejouant une tragédie que l’on croyait oubliée et qui revient aujourd’hui, parce qu’elle est toujours revenue : celle du rejet de l’autre, du désir de sa mise à mort, celle de la sottise et de la médiocrité humaines.
On ne peut s’empêcher de prêter certains des propos de l’homme malade à l’écrivaine elle-même. Car si les romans de Salvayre ont toujours une certaine densité autobiographique, c’est parce qu’ils expriment la sensation de l’étranger à se vivre, pour toujours, en décalé, qu’a sans doute ressentie l’écrivaine elle-même, mettant si souvent en scène la distance (dans l’humour noir) entre l’être humain et la société, entre la liberté et les règles du jeu dominant/dominé.
Ce qui compte aussi dans ce roman, ce sont les blancs, les espaces entre les mots de l’homme et ceux des villageois, de celui qui se vit comme illégitime et des idiots qui se pensent légitimes. C’est dans cet espace que la tension réside, que peut se jouer l’innommable. Salvayre écrit du côté des illégitimes, elle-même fille de parents espagnols réfugiés en France (lire son roman Pas pleurer, Goncourt 2014).
“L’être étranger” de son nouveau texte va dépasser l’aspect politique pour atteindre l’existentiel – mais ça aussi, c’est politique. La maladie nous rend étranger à notre propre vie – ou à ce que l’on a pris, pendant des années, pour notre vie, qui se révèle n’être qu’une construction, comme la société entière.
Un texte essentiel, salutaire
Rappelons que l’écrivaine, ironie ultime, a reçu le Goncourt alors qu’elle était gravement atteinte d’un cancer. Se sentir soudain étranger à soi, étranger aux autres, étranger au monde, c’est l’enjeu même de ses romans. Celui-ci oppose la hauteur de vue, l’intellectualité de l’homme seul, à la grégarité du groupe de villageois seulement mus par leurs instincts.
La menace s’affirme à mesure que l’on avance dans le livre. Peut-on échapper au retour du même ? Et comment ? Par le concours d’un ange, ou par une parole plus forte ? Lydie Salvayre signe un roman puissant sur le pouvoir du langage dans un monde en perte de sens, pour la réflexion contre la bêtise, pour la rêverie solitaire contre la loi du groupe.
Rester étranger à la soumission que vous imposent forcément, tôt ou tard, les autres, est le plus bel art de vivre. Tout homme est une nuit est un texte essentiel, salutaire. Nelly Kaprièlian
Tout homme est une nuit (Seuil), 256 pages, 18,50 €, sortie le 5 octobre
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