La créature inventée par Conan Doyle il y a près de cent trente ans continue de faire fantasmer scénaristes et téléspectateurs. L’ambitieuse et atypique série britannique revient en troisième saison, tandis que les Américains ont opté pour un Elementary plus classique.
Pendant que le monde entier cuvait un réveillon du 31 décembre forcément excessif, l’Angleterre passait la soirée du jour de l’an 2014 devant son écran télé, les yeux grands ouverts et l’esprit alerte, dans la mesure du possible. 9,2 millions de personnes ont attendu fébrilement de savoir ce qu’il était advenu de Sherlock Holmes, laissé en très mauvaise posture – une chute du toit d’un immeuble, le pauvre – à la fin de la deuxième saison de Sherlock, la fiction made in BBC. 9,2 millions de personnes pour la résolution d’un cliffhanger à l’ancienne, fidèle à l’esprit des serials du cinéma muet… mais dans une série contemporaine ? S’il fallait une preuve, la voilà, éclatante. Près de cent trente ans après sa naissance, le héros d’Arthur Conan Doyle sourit à pleines dents et reste une matière fictionnelle réjouissante pour les créateurs en mal de « meurtres, de mystères et de destruction », comme le suggère l’intéressé lui-même dans un épisode de la nouvelle saison. Sans parler, quel cachottier, de l’élément principal de sa séduction : son éternel goût du jeu, sa virtuosité animale. De l’autre côté de l’écran, l’amour persiste depuis longtemps.
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Ce détective brillant, à l’aise dans les faubourgs mal famés comme dans les hautes sphères du pouvoir, n’a pas subi les outrages du temps. A l’abri des aléas politiques (même s’il les effleure parfois), Sherlock Holmes représente une réserve infinie de style, au service d’un monde qui en manque désormais cruellement. Il a toujours été le personnage romanesque le plus adapté au cinéma, avec plus de deux cents films, depuis un court métrage de 1900 jusqu’aux tentatives récentes et pas si mauvaises de Guy Ritchie, featuring l’écorché et malgré tout souriant Robert Downey Jr. A la télé, on ne compte plus les remises au goût du jour plus ou moins costumées – voire carrément masquées – du phénomène. A bien y réfléchir, on peut estimer qu’une part non négligeable de l’art télévisuel des années 2000 aurait pu ériger une statue au célèbre résident du 221 b Baker Street. Non pas les grandes oeuvres dites de l’âge d’or de type Mad Men, mais de bonnes productions populaires consacrées à des personnages adulés pour leurs capacités analytiques hors norme, leur manière de réfléchir avant d’agir, leur classe.
Il y eut le fascinant personnage principal des Experts, le cérébral Gil Grissom ; celui du Mentalist, Patrick Jane ; et, bien sûr, le plus célébré de tous, Gregory House, alias Dr House et son slogan misanthrope : « L’humanité est surestimée. » David Shore, le créateur de cette série médicale bavarde, n’a jamais caché sa dette envers Conan Doyle lorsqu’il a imaginé un personnage parfois débordé par son intelligence, son sens de la déduction, mais aussi ses addictions. Holmes était accro à la cocaïne, House, lui, a révélé très vite son penchant pour un antidouleur, le Vicodin. Au-delà des similitudes de façade, c’est la direction même de la série qui a montré une fidélité subtile à l’univers holmesien. A la fin de Dr House, après huit saisons, le médecin torturé s’est barré pour un road-trip en moto avec James Wilson, son meilleur pote médecin, son Watson à lui. Pas question de le laisser derrière.
L’amitié entre Holmes et Watson occupe la majorité de l’espace dramaturgique de Sherlock, l’adaptation contemporaine la plus ambitieuse de l’univers de Conan Doyle tous médias confondus. Cette série atypique (chaque saison est constituée de trois téléfilms d’une heure trente chacun) a commencé en 2010 et abrite le duo de scénaristes le plus célèbre du Royaume-Uni, Steven Moffat (également à la tête de l’iconique Doctor Who) et Mark Gatiss, qui joue dans Sherlock le rôle de Mycroft Holmes, le frère du héros.
Dans une interview au site Den of Geek, ce dernier revenait il y a quelques semaines sur la question fondatrice de l’amitié. « Dans les histoires originales, le plus intéressant concerne ce qui se passe entre Watson et Holmes, et non les péripéties. Les meilleurs passages sont toujours situés au début des livres, quand ils discutent de choses insensées. Les gens sont attachés à cette amitié depuis des lustres. » Bavard comme toujours, Moffat a ajouté son grain de sel – avec raison – pour évoquer les difficultés attenantes. « Une amitié masculine aussi forte est très particulière et vraiment pas simple à écrire, car les hommes parlent en général très peu de leurs relations. Deux types qui s’adorent ne s’assoient pas forcément pour faire le point sur leur amitié. »
Dans Sherlock, c’est au contraire souvent le cas. Le deuxième épisode étrange et néanmoins éblouissant de la saison 3, The Sign of Three, se déroule entièrement pendant le discours donné par Holmes lors du mariage de son meilleur ami. Au menu, une longue et tortueuse déclaration d’amitié, une suite de digressions au cours de laquelle la série atteint un point de non-retour plutôt jouissif. Sherlock oublie alors l’idée de creuser une intrigue pour proposer un récit fou et totalement éclaté. Une leçon de dandysme narratif (combien de flash-backs, de phrases en surimpression à l’écran, de fausses pistes ?) qui a provoqué quelques réactions pincées de la part de fans et critiques décelant une dérive de Sherlock vers un territoire trop léger, voire totalement hors sujet. Steven Moffat leur a répondu à sa manière dans The Guardian :
« Sherlock n’est pas une série de détective, mais une série sur un détective. Sherlock rend hommage à un homme intelligent. Donc, nous faisons tout pour rendre la série complexe. »
Sous les traits d’un acteur au regard mutant et aux gestes de prince (Benedict Cumberbatch), Holmes ressemble ici à une boule de contradictions toujours intéressante à observer. Véritable corps-récit, il est comme un danseur pris d’une éternelle frénésie, incapable de stopper sa course. Illusionniste de première classe, il voit ce que personne ne voit, transforme l’espace et repense la réalité. La série a l’intelligence de pénétrer le cerveau bouillant de ce héros retors, en faisant de l’image un fluide au service de ses visions.
« Je crois en Sherlock Holmes », résume un quidam dans le premier épisode de la dernière saison. Sans ce garçon habité par l’amour de la représentation et du simulacre, qui croirait encore aux histoires les plus extraordinaires ? Cette dernière question, des patrons de chaînes américaines, toujours à l’affût des affaires qui marchent, se la sont certainement posée avant de donner le feu vert à la mise en production d’Elementary. Parvenue en septembre 2012 sur les écrans de CBS (et diffusée en France depuis la rentrée), cette série US créée par Robert Doherty traverse actuellement sa deuxième saison avec beaucoup de succès. Il s’agit, là encore, de l’adaptation dans un décor actuel des aventures de Sherlock Holmes et de son fidèle Watson. Sauf qu’ici, Holmes est un ancien de Scotland Yard émigré à New York qui tente de décrocher de la dope (telle une célébrité, il est allé en rehab) et Watson une ancienne chirurgienne qui a arrêté sa carrière après une erreur médicale. Embauchée par la police de la ville, elle sert de « coach de sobriété » à cet inspecteur bizarre. Lucy Liu incarne avec une stature parfaite le rôle de Watson que plus d’un siècle de fiction avait offert à des hommes, tandis que l’ex-inconnu Jonny Lee Miller campe un Sherlock Holmes nerveux et sec. Leur relation demeure absolument immuable : ils partagent un appart mais ils ne fricotent pas.
Moins audacieuse que sa concurrente anglaise (fâchés, Moffat et Gatiss affirment en choeur ne jamais l’avoir regardée : on ne les croit pas), Elementary repose sur une structure épisodique plus classique et sur des éléments d’enquête partagés avec plusieurs autres séries policières ou judiciaires d’aujourd’hui, les fameux procedurals. Elle se regarde néanmoins avec plaisir, bien aidée par l’aimant à sentiments compliqués et fragiles que constitue son personnage central. Preuve que la créature d’Arthur Conan Doyle est malléable presque à l’infini sans perdre de sa substance, ce Holmes en version américaine (bien qu’il parle avec l’accent anglais, juste pour entretenir un minimum de confusion) se révèle aussi terrien que son homologue de Baker Street est résolument aérien.
Dans la battle entre les adaptations de Sherlock Holmes, l’Angleterre gagne aux points, mais le vrai vainqueur est le spectateur, qui peut plaquer ses fantasmes d’intelligence, son esprit ludique et son désir d’aventure sur cet homme qui s’adapte à tous les décors et toutes les situations. Comme le clame avec lucidité Mycroft dans la version anglaise, « il arrive toujours un moment où nous avons besoin de Sherlock Holmes ».
Sherlock saison 3, prochainement sur France 4; Elementary chaque vendredi à 20 h 50 sur M6
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