Guide « nécrosophe » au cimetière du Père-Lachaise, Bertrand Beyern est également président du jury du Grand Prix de l’humour noir. Un prix littéraire qui compte notamment dans son palmarès ouvert en 1954 : Topor, Tardi, Jodorowsky, Woody Allen, Patricia Highsmith ou encore un certain Dieudonné, celui « d’avant ». Entretien sur le fil.
Ne le confondez pas avec la majorité de ses concurrents « montreurs de tombes ». Bertrand Beyern se définit comme « nécrosophe ». Un sage de la mort qui fait découvrir la faucheuse dans ses représentations, ses pieds de nez, ses anecdotes, ses avants, ses après. Il joue pour cela les conférenciers dans les cimetières, principalement « le sien », celui du Père-Lachaise. L’homme est également président du jury littéraire du Grand Prix de l’humour noir qui compte notamment dans son palmarès Topor, Tardi, Jodorowsky, Woody Allen, Patricia Highsmith ou encore un certain Dieudonné. Entretien.
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D’où vient l’humour noir ?
Bertrand Beyern – Vous savez, c’est récent l’humour noir. Ça apparaît avec la mort de Dieu, c’est Nietzsche. Il y a bien eu Swift (Jonathan) qui suggérait en 1729 de trouver un remède à la famine en Irlande en mangeant les enfants. Mais l’humour noir naît véritablement à partir de la fin du XIXe siècle, en Europe occidentale chez les orphelins de Dieu. On est parti de là.
Cet humour a-t-il été théorisé ?
Cela part de Jacques Rigaut ou Jacques Vaché, des types qui se firent sauter la cervelle à 25 ans. Ils vont accéder à une sorte de notoriété avec André Breton qui les évoque dans son Anthologie de l’humour noir. Son texte paraît en 1939 et se trouve censuré par Vichy. Ce bouquin présente une trentaine de grands noms majoritairement du début du XXe siècle. Pour la première fois, il y a dans un titre ce concept d’humour noir. Après, on peut discuter pendant des mois, on tombera toujours sur la phrase de Desproges : « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui. »
Quand débute le Grand Prix de l’humour noir ?
Dans l’effervescence du Paris de l’après-guerre, Tristan Maya a l’idée de créer les Grand Prix de l’humour noir. Ce jeune libraire et poète d’Orléans définissait cet humour comme « la riposte des acculés« . Maya lance le premier prix en 1954. A l’époque, il n’y a pas la pléthore de prix que l’on trouve aujourd’hui, il y avait le Goncourt, le Femina, le Renaudot. Le succès a été immédiat d’après les articles de presse, cela déplaçait des foules. Aujourd’hui, le prix n’est connu que des poètes et des initiés. Ce prix de l’humour noir se veut un prix un peu en marge, il s’intéresse à toutes les petites poussières logées dans la rainure du parquet, celles qui dérangent, qui grattent. Il se veut abrasif. Dans son jury, il y eut des gens comme Raymond Queneau, Pierre Dac, Eugène Ionesco,… Il y a quand même une caution littéraire qui récompense d’ailleurs une œuvre littéraire avec le prix Xavier Forneret, un poète du XIXe Siècle. Le prix Grandville distingue quant à lui un dessinateur ou un peintre. Il y a aussi le prix du spectacle. Le prix du disque ne se justifie plus, il a disparu.
Sur quels critères délibère votre jury ?
C’est une sorte de conglomérat libertaire qui s’étripe à chaque réunion pour donner sa définition de l’humour noir. Il y a une chose sur laquelle on est tous d’accord, c’est qu’on est pas là pour remettre le prix du truc qui nous a tous fait marrer. On cherche quelque chose qui va à contre-courant, qui met quelque chose dans la balance, qui prend des risques. C’est très très difficile de trouver ça aujourd’hui. On en est de plus en plus à couronner des parcours, des types qui ont de la bouteille. On se dit : « C’est peut-être pas son meilleur livre mais pour tout ce qu’il a fait, il mérite un coup de chapeau. »
Pourquoi est-ce plus difficile qu’hier de trouver une perle ?
Il y a un conformisme assez grand. C’est rare que nos âmes s’exaltent. C’est aussi le miroir d’un monde qui est moins littéraire. En 1957, le jury a ajouté un prix graphique : dessins, peinture, bande dessiné, c’est le prix Grandville. L’un des premiers couronnés a été Siné. Les palmarès sont la richesse du prix. Il y a très peu de prix artistiques dont le palmarès tient la route. Notre prix est honorifique, il n’y a pas de chèque à la clef, il est difficile de faire pression sur le jury (rires). Il y a plusieurs lauréats qui ont dit « je déteste les prix mais c’est le seul que je voulais« . Quand il l’a reçu, le Belge Noël Godin (dit ‘l’Entarteur – ndlr) est venu s’auto-entarter. Ces mecs-là fuient les institutions.
Que leur remettez-vous ?
On remet une écharpe funéraire que je fais faire chez le fleuriste d’en face (nous sommes dans un café place Gambetta, aux portes du cimetière du Père Lachaise – ndlr) : « A notre regretté lauréat » et puis son nom en dessous. On a par exemple couronné Brigitte Fontaine pour l’ensemble de son œuvre. Le seul truc qu’elle a demandé avant de venir a été « Est-ce qu’il y aura à boire ? » On est encouragés par des amis de Saumur, alors on remet à chaque fois une grande bouteille, du Saumur pétillant de la maison Bouvet-Ladubay. Les derniers lauréats du prix littéraire, on ne va plus les chercher chez les gros éditeurs. Vous en avez un exemple quand on récompense Martial Leiter (2010), peintre et dessinateur suisse. Mais on a aussi remis le prix à Woody Allen ou encore en 1975 à Patricia Highsmith (romancière américaine dont les livres ont été adaptés au cinéma, par Hitchcock notamment) est venue elle-même chercher son prix. Mais le plus grand, celui qui fait l’unanimité, c’est Topor. Roland Topor. Né en 1938, il a eu le prix en 1961 (la même année que le réalisateur Luis Buñuel, ndlr). Ce type avait dix mille idées à l’heure, il travaillait dans l’urgence, il avait défini son credo, je cite : “Illustrer sans complexe le sang, la merde et le sexe.” Il a fait un long métrage en dessin animé où le marquis de Sade s’adresse à son sexe. Il a fait Téléchat, Palace, Merci Bernard… Nous l’avions salué à 23 ans.
Gaspard Proust est-il dans vos tuyaux ?
Il était en final l’an dernier contre Lambert. Proust on l’a sous le coude. Il est dans “le mûrissoir”. Jonathan Lambert, ce qui nous a bluffé, c’est la façon dont il occupait l’espace, même avec un texte moins bon que celui de Proust. Proust, c’est Desproges. Moi qui ai vu Desproges sur scène, je peux dire que Proust, c’est une réminiscence. Donc on attend qu’il aille plus loin maintenant, qu’il rajoute une arche au pont. Je suis assez admiratif de ce qu’il fait chez Ardisson, c’est dur après ce que faisait Guillon avant lui. Guillon d’ailleurs, un jour, il nous a dit “j’ai fait de l’humour noir pendant quinze ans devant des salles vides. J’ai commencé à avoir du monde quand j’ai enlevé ce qu’il y a de plus noir dans mes écrits.” On a peut être raté Guillon à ce moment-là. Remarque, il avait été proposé et était arrivé en finale.
En 2003, vous remettiez votre prix à Dieudonné. Que pensez-vous aujourd’hui de son parcours d’humoriste ?
Céline a eu le Renaudot en 1936. Il a écrit Bagatelle pour un massacre après. Dieudonné, il y a un membre du jury qui nous a dit à l’époque “C’est le plus grand, allez voir ça.” Son spectacle de l’époque était Le Divorce de Patrick, il ne faisait absolument pas polémique. On le couronne en mars 2003 et, le 1er décembre de la même année, il y a son sketch chez Fogiel. Aujourd’hui, Dieudonné se défend en disant “Je vise la case prison.” Avec l’humour noir, on est sur le fil, toujours sur un fil. Et Dieudonné est tombé du fil. Ce n’est plus le spécialiste de l’humour noir qu’il a été. Il faut voir au-delà du cas Dieudonné. De quelle façon va-t-on sortir de tout ca : “acropète” ou “basipète” ? Ce sont des termes biologiques : le premier décrit les plantes qui poussent vers le haut, le second celles qui plongent vers le sol. Est ce qu’on va devenir des moines copistes qui, comme au Moyen Age, écriront dans une langue inintelligible pour le profane ? Ou va-t-il y avoir un sursaut des intelligences ? Qu’est ce qui va unir une société ? Cela peut être la langue, le discours, mais cela se fonde sur une éducation.
L’humour noir se raréfie ?
Nous ne sommes plus dans un monde qui rit, qui sourit. C’est surement lié à l’individualisme, aux techniques. Chacun peut s’isoler, choisir sa chaîne, sa musique, cela fait qu’on est pas forcément attentif à ce qui se passe autour. C’est là qu’on se rend compte que l’humour noir est en train de déserter. Est-ce à cause des nouveaux médias où toutes les paroles se valent ? Ajoutez-y la « déculturation » et la méconnaissance de la langue. L’humour noir n’est plus sur scène car l’ambition des jeunes comiques c’est de devenir chroniqueurs à la télé. On n’en peut plus des sketchs qui commencent par “je ne sais pas si vous avez remarqué mais…”.
Desproges venait bien de la télévision…
Quand Desproges est monté sur scène en 1984, c’était l’événement. Un type découvert par la télé qui n’avait fait que ça. Il disait lui même “Je ne suis pas comédien.” Cela correspondait aussi à un moment de sa carrière où il ne voulait plus forcément “rire avec n’importe qui”. Aujourd’hui, vous voyez Arthur, Guy Carlier, Julien Courbet… On a banalisé le fait de monter sur scène. C’est très difficile de trouver quelque chose d’élevé. Côté dessin de presse, les dessinateurs sont quand même aux ordres. Il y a peut-être tout de même un endroit où s’est réfugié l’humour noir…
Lequel ?
Ce sont les arts plastiques ! C’est là que ça se passe. Car vous ne vous adressez pas à n’importe qui et ce n’est pas la première chose qu’on va aller chercher sur Internet. Il y a un foisonnement et une création dans ce domaine-là. A tel point que Yak Rivais, ancien président du Grand Prix de l’humour noir, a écrit un livre sur le sujet : L’art H.O.P. L’humour noir (éditions Broché). Et il donne la plus belle définition selon moi : “L’humour noir est le ricanement existentiel que l’orphelin de Dieu inflige par leur représaille aux valeurs des autres« . Yak Rivais c’est le type qui dit “La télé ce ne sera pas possible« . Il était l’un des seuls à s’opposer à ce que l’on couronne Groland (Grand Prix de l’humour noir en 2005 – ndlr) par exemple. Est ce que la subversion est sur Canal+ ? De moins en moins.
Le niveau de perception du public serait aussi un indicateur au rouge ?
J’ai fais récemment travailler deux cents étudiants en communication. Et pour eux, l’humour noir c’est Canal, l’esprit même de la chaîne. Evidemment s’ils n’ont pas eu une initiation à la littérature, à la chose écrite… La langue et l’art oratoire vont revenir, on ne va pas vivre dans le monde de Kev Adams. Les deux cents gamins à qui je suis allé parler d’humour noir pendant deux heures, je leur ai dit : “Nabilla viendra a vous de toute façon. Elle est bien venue jusque à moi… Vous n’êtes pas sûrs d’avoir une vie longue, mais vous pouvez avoir une vie large.” La vie humaine n’est pas une durée, c’est une consistance, une densité. Et ca, c’est nous qui nous la fabriquons. Depuis la phrase de Patrick Le Lay (ancien patron de TF1) sur le temps de cerveau disponible pour vendre du Coca, tout est fait pour la vie soit de moins en moins large, pour nous empêcher de penser. Internet a accéléré les vies de manière incroyable et a donné la parole à tout le monde. A n’importe qui et comme on ne peut pas donner la parole à n’importe qui, l’humour a glissé. Alors on s’accroche, l’humour noir est un humour de résistance.
recueilli par Geoffrey Le Guilcher
Pour aller visiter le cimetière du Père Lachaise avec Bertrand Beyern, retrouvez ses horaires et les lieux de rendez-vous sur son site.
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