La troublante Américaine est en promo pour la sortie de Masseduction, album aux chromosomes DM et GM – Depeche Mode, Giorgio Moroder. A Londres, malgré notre claustrophobie avancée, elle nous reçoit dans les vapeurs de peinture fraîche.
J’arrive au point de rendez-vous, une adresse à Londres en bordure de Regent’s Park, et l’endroit ne ressemble en rien aux cafés ou hôtels où la plupart des interviews de ce type se déroulent. Je me retrouve dans un bâtiment aux airs de maison de campagne.
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On m’apprend que c’est St. Vincent elle-même qui a composé la musique d’attente, une steel guitar planante aux accents tropicaux. Une porte s’ouvre et une créature d’un autre monde apparaît : une jeune femme métisse vêtue d’une cape et d’un capuchon noir, tout droit sortie d’un épisode de Game of Thrones.
Vivre une expérience originale avec les journalistes qu’elle reçoit
Sans prononcer un mot, sourire énigmatique aux lèvres, elle me fait signe de la suivre. On contourne le bâtiment principal pour arriver dans une grange annexe. Dans la pénombre, je distingue un décor éphémère : un cube orné d’une petite porte d’un mètre de haut. Je me baisse pour pénétrer à l’intérieur et le petit chaperon referme la porte derrière moi.
Je suis à l’intérieur d’une pièce rose fluo du sol au plafond. Les effluves de peinture fraîche me prennent à la gorge. Derrière une table carrée est assise St. Vincent. Impériale et imperturbable. Ses grands yeux me fixent derrière ses lunettes à breloques. Son haut noir de princesse gothique ravirait Tim Burton.
Toute la scénographie de cette interview fait écho aux visuels de son nouvel album, où le rose fluo est omniprésent. Sous cette étrange lumière tamisée, ses traits fins semblent onduler. La canicule extérieure rend l’atmosphère pesante. De la vision troublée à l’odorat agressé par la peinture, tous mes sens sont déréglés.
Je m’assieds sur l’unique chaise en face d’elle. Sur le principe, ce concept lui permet de casser la routine des interviews à la chaîne dans des lieux neutres, de recevoir selon ses propres règles, de faire vivre une expérience originale aux journalistes sans les prévenir à l’avance. Seulement, ça tombe mal : je suis un peu claustrophobe. Dès les premières secondes dans cette pièce confinée, je sens la panique monter en moi.
Synthés androïdes et pianos délicats
Je lui pose une première question mais j’entends à peine la réponse. Quand elle s’arrête, je lui explique le problème et j’en profite pour ouvrir la porte en grand. Je retrouve mon calme. Le pouvoir est rééquilibré. C’est à ce moment-là que St. Vincent sort du personnage qu’elle s’est créé pour redevenir Annie Clark, un peu embêtée d’avoir incommodé quelqu’un sans le vouloir.
Ces derniers temps, de par ses relations avec Cara Delevingne et Kristen Stewart, l’Américaine a plus souvent été vue dans les tabloïds que dans les rubriques musicales. Mais, en avril, elle est revenue aux affaires dans le rôle d’ambassadrice du Disquaire Day. Après avoir enchaîné albums (le dernier sorti en 2014) et tournées, elle avait décidé de faire une longue pause.
“J’ai eu envie de prendre le temps de faire autre chose, raconte-t-elle. J’ai conçu une guitare. J’ai réalisé un film d’horreur. J’ai beaucoup appris et j’ai pu appliquer tout ça en musique. Je pense à la musique en permanence. J’avais envie de trouver un ADN très précis, une esthétique entre Guy Bourdin et Poison Ivy des Cramps.”
On retrouve ainsi dans Masseduction des chromosomes de Depeche Mode, de Peaches et de Giorgio Moroder, mais aussi des synthés androïdes, des pianos délicats et des guitares qui tentent les expériences sonores les plus folles. Pour autant, ce nouvel album, qui sort dans quelques semaines, n’est pas un concept-album à ses yeux.
Chanteuse, compositrice, productrice et multi-instrumentiste
“Certaines chansons ont des jumelles. Elles sont toutes liées entre elles.” Par exemple, Sugarboy, morceau electro-disco lascif, partage un bout de mélodie avec le morceau qui suit, Los Ageless (jeu de mots entre L. A. et “sans âge”), explosion electro-pop qui se fond à merveille dans Happy Birthday, Johnny, ballade apaisante au piano dont les parties instrumentales ressemblent beaucoup à la musique d’ambiance diffusée plus tôt.
On peut aussi mettre en parallèle le single New York, à la mélancolie touchante, et Los Ageless. “Elles représentent deux spectres opposés. J’essaie de trouver d’autres exemples, mais les vapeurs de peinture commencent à me monter à la tête.”
Si on met de côté son album en duo avec David Byrne des regrettés Talking Heads, Masseduction est son cinquième lp. Chanteuse, compositrice, productrice (elle coproduit ici avec Jack Antonoff) et musicienne multi-instrumentiste, l’Américaine a pris l’habitude d’être la maîtresse de ses projets.
“Dès le début, je savais que je voulais faire un album sur le pouvoir. Celui du peuple, ou d’une seule personne. La façon dont on peut exercer le pouvoir par le biais de la séduction, qu’elle soit intellectuelle, sexuelle ou politique.” Je lui dis que cette force est palpable dans ses paroles, mais aussi dans les sonorités ambitieuses de l’album.
“Les Français ne me comprennent jamais. Vous ne n’aimez pas !”
“Je trouve que l’art n’a d’intérêt que s’il est horrible ou excellent. L’entre-deux n’est pas très passionnant. Pour réussir, il faut prendre des risques et je suis beaucoup plus à l’aise aujourd’hui avec le ridicule. Cette fois, l’ambiance est plus sexy, mais aussi plus drôle et décalée.”
Cette légèreté de façade dissimule des pensées plus angoissantes sous ce vernis rose fluo, comme sur Pills et Fear the Future. Pourtant, elle se défend de tout pessimisme : “C’est sûr qu’en ce moment, on voit des forces odieuses qui essaient d’abroger les droits durement acquis des personnes marginalisées, mais je crois qu’on assiste au dernier souffle de toutes ces débilités patriarcales.”
“L’espoir existe toujours. Pour changer une situation, il faut pouvoir l’identifier. C’est comme ça qu’on peut reprendre les rênes et essayer de faire quelque chose avec ce dont on dispose. Au fond de tout ça, il y a la ferme certitude que l’art a de l’importance et qu’il peut changer la donne. Je sais qu’il peut toucher les gens, parce qu’il m’a touchée. Jouer avec un objet de bois et de métal, ça m’a offert toute ma vie.”
Une œuvre qui injecte de l’humanité dans les machines
Je lui confie qu’à première vue le titre Fear the Future, qui est aussi le nom de sa tournée à venir, m’a paru un peu défaitiste. Elle soupire et rit, l’air espiègle : “Les Français ne me comprennent jamais. Vous ne n’aimez pas de toute façon ! Si, c’est vrai !” Elle remet sa tenue de diva d’avant-garde. Je n’arrive pas à la faire changer d’avis.
Enregistré entre New York et Los Angeles, deux villes entre lesquelles elle se partage, Masseduction est une œuvre ambitieuse qui parvient à injecter de l’humanité, voire même de la sensualité, dans un monde de machines brutales. Elle accueille des collaborations de Kamasi Washington au saxo, Doveman au piano, ou encore la subtile Jenny Lewis aux chœurs.
La chanson-titre, tube en puissance, répète un refrain conquérant : “Je ne peux pas éteindre ce qui m’allume.” Je lui demande si elle a déjà perdu cette créativité. “La page blanche, je n’y crois pas. Il suffit de continuer à écrire, même si c’est mauvais. La créativité est souvent décrite comme une Fée clochette insaisissable qu’il faudrait essayer d’attraper dans un filet à papillons, alors que la plupart du temps, il faut juste se retrouver seul avec soi-même. Philip Roth dit qu’il déteste écrire, mais qu’il adore avoir écrit.”
Je la questionne sur la guitare qu’elle a créée, une Ernie Ball ergonomique qui est le seul modèle dont elle joue sur Masseduction. Je lui demande ce qui l’a attirée dans le son de cet instrument quand elle était petite. “Je ne sais pas. L’intuition. Parfois, on se sent appelé par quelque chose. Et toi, qu’est-ce qui t’a appelée ?”
Mon temps d’interview est presque écoulé. Je botte en touche pour essayer d’aborder un autre sujet avant la fin, mais elle insiste et me pose un déluge de questions, ravie de découvrir nos passions communes. Une petite clochette se met à retentir dehors. Il est temps de quitter cette boîte rose, qui me fait penser à la Red Room de Twin Peaks, et dans laquelle je ne me sens pas si mal, finalement. Difficile de résister à cette leçon de Masseduction.
Album Masseduction (Caroline/Universal), sortie le 13 octobre
Concert Le 24 octobre à Paris (Trianon)
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