Durant deux ans, le journaliste Thomas Morel a intégré les rangs de Cémoi, Clictel, Ranger, Créatis et Toyota. Son but ? Prouver la précarisation et l’ubérisation de l’emploi. Récit d’une période infernale.
14 300 boîtes produites en une matinée. Un résultat impressionnant et pourtant normal pour la première journée de Thomas Morel chez Cémoi, fabricant français de chocolats et confiseries chocolatées.
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Pour son ouvrage Les Enchaînés, le jeune journaliste s’est infiltré durant deux ans dans cinq entreprises du nord de la France. Admirateur de l’écrivain et journaliste d’investigation allemand Günter Wallraff, il décide de suivre son chemin à l’été 2014. “Je voulais aller au-delà du regard médiatique pour plonger dans la réalité voire la violence sociale psychologique et parfois physique”, explique-t-il à la première page de son ouvrage.
Sans changer d’identité, il obtiendra les postes au gré des annonces Pôle emploi, d’agences d’intérim ou du bouche-à-oreille. Tour à tour, il a “disposé en cadence des chocolats industriels dans leurs boîtes alvéolées, répondu en boucle à des clients invisibles, tenté de vendre des contrats de gaz et d’électricité en porte à porte, réclamé de l’argent à des débiteurs pris à la gorge et monté et vissé des trains arrière de voiture”.
Et si les périodes de labeur du journaliste ne dépassaient jamais les deux ou trois mois, il n’hésite pas à rappeler que celles de ses collègues sont souvent étendues sur des décennies. Des journées éreintantes pour 1 200 à 1 500 euros par mois. Le tout pour Cémoi, Clictel, Ranger, Créatis et Toyota.
Si l’aliénation du travail a toujours existé, Thomas Morel n’hésite pas à rappeler qu’elle a évolué : “Les mineurs du Nord peuvent en témoigner en termes de pénibilité, risques et mortalité précoce qui ont heureusement disparu. Mais autre chose s’est effacé qui tenait ces hommes debout : la solidarité, la camaraderie, l’unité culturelle et sociale, garantes d’une certaine forme de bonheur.”
Bien que l’humour soit présent dans les anecdotes racontées, ce qui ressort de l’ouvrage est de loin la dureté. “Cette expérience singulière, j’aurai pu la vivre dans bien d’autres travaux avec encore plus de bruit, de cadences, de chaleur, de poussière, dans le sang des animaux abattus ou le stress de délais intenables face à un écran. J’y aurais enduré les mêmes rythmes impitoyables pour le corps, abrutissants pour l’esprit, la même soumission aux ordres, le même vol de la pensée, la même ubérisation du travail, le même management à la carotte et surtout la même vacuité masquée sous l’appellation ‘emploi’”.
En trame de fond, les mots de Simone Weil s’affichent entre les chapitres. “Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et se taisent seulement dans la mesure précise où ils ne peuvent pas faire autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire”, déclarait en 1937 la philosophe dans La Condition ouvrière (Gallimard).
Sept ans plus tard, elle se faisait embaucher comme manœuvre dans une usine, souhaitant tenter in vivo l’expérience. Plus de 80 ans après cette l’immersion, force est de constater que la situation a peu changé. “Au contraire, la précarité grandissante enclenche un mouvement inverse de régression” constate Thomas Morel.
“Un an ici et je vends mon dos en pièces détachées sur eBay”
Un constat qui débute entre les murs de Cémoi, en plein cœur de la banlieue lilloise. Plus précisément lors d’un entretien d’embauche face à un DRH plus que fier d’annoncer que c’est ici même que l’iconique ourson en guimauve a été créé. Une bien maigre consolation face à la suite du programme.
Après une première phase de recrutement par simulation (adieu la formation personnelle, bonjour l’ode à la productivité) vient le moment de la prise de poste. Si le rythme est déjà dense lors de la demi-heure de test, les candidats sélectionnés réaliseront vite qu’il est encore plus élevé à l’usine. Arrivés sur place à 4h45 du matin, les ouvriers s’installent flanc contre flanc. Et si une erreur survient, toute la chaîne est coupée. “Mais quelle conne, celle-là” hurle Josie alors que Nadia a placé un chocolat au mauvais endroit. A la gauche du journaliste, Fabrice déclare dans un grand éclat de rire : “Un an ici et je vends mon dos en pièces détachées sur eBay”.
Pourtant, la dernière grève remonte à 1998, soit il y a bientôt vingt ans. Les employés, qui réclamaient une augmentation, avaient à l’époque reçu 200 francs (l’équivalent de 30 €). Si quelques tentatives de grèves ont éclos depuis, aucune n’a réellement vu le jour. En cause, des salariés pour la plupart proches de la retraite et évitant le risque d’être mal vus ou mis à l’écart. Et les chiffres sont alarmants, avec notamment 50 % d’augmentation du nombre d’accidents au travail dans la saison 2014. Ridicule compensation : les ouvriers peuvent manger autant de chocolats qu’ils le souhaitent. Un privilège qui écœure rapidement.
“Chaque ouvrier mué en maillon indispensable, anonyme et parfaitement interchangeable de la chaîne. Chaque tâche est facile à exécuter. La seule difficulté réside dans le maintien des cadences. Tenir le coup. Surtout, ne pas perdre pied”, relate le journaliste. Et tout est bon pour supporter la situation : siffler une bouteille de rhum dans les vestiaires durant la pause, fumer un joint matinal avant l’arrivée, vanner les collègues…
Difficile de ne pas penser ici au mythique film de Charlie Chaplin Les Temps modernes. Brahim, ouvrier placé au tapis 3, n’hésite d’ailleurs pas à utiliser la référence : “Ici, c’est exactement ça. Ils ont juste remplacé les boulons par des chocolats”.
Trois secondes de répit entre deux sonneries
La seconde immersion est cette-fois dans un call-center, Clictel. Lors de la semaine de formation, le cadre se révèle trompeur et offre baby-foot, ping-pong, canapé en cuir et plateau repas. Une fois en poste, Thomas déchante rapidement avec pour seul répit trois secondes entre deux sonneries. Au-delà de la cadence, ce qui inquiète ici le journaliste est la culture de la surveillance.
Scotchés entre collègues, écoutés par les supérieurs hiérarchiques… Une culture de la surveillance des salariés mais également des clients. En effet, via les cookies récoltés sur le web, un nombre important d’informations est envoyé au téléconseiller, permettant notamment de voir sur quelle page se situe le client afin de mieux l’orienter. Après des échanges téléphoniques virulents et une routine morbide, Thomas apprendra qu’il n’est pas renouvelé, quelques heures avant la fin de son contrat.
Six mois plus tard, les magasins Boulanger (dont les services après-vente sont abrités par Clictel), étaient épinglés par la Cnil pour des commentaires outranciers dans des fichiers clients ainsi que pour l’utilisation abusive des cookies. De belles relations clients.
Du porte-à-porte au regroupement de crédits
Après un bref passage à vendre des contrats de gaz et d’électricité pour GDF chez Ranger, une société étrangère spécialisée en “conseil personnalisé à la clientèle” (avec un salaire de 282,37 € pour son premier et unique mois de travail), Thomas rejoint Créatis, une société dédiée au regroupement de crédits. “Sans doute le plus sale boulot que j’aurai à effectuer” affirme sans détours le journaliste en immersion.
Dès l’entretien, l’enjeu est posé : “Serez-vous prêt à actionner le bouton rouge”, questionne le recruteur. Car si 90 à 93 % des clients remboursent sans retard leurs crédit, une pente infernale existe pour les 7 à 10 % restants, souvent isolés et pris à la gorge, qui peut les mener jusqu’au tribunal. Les histoires se répètent : misère sociale, décès d’un proche… Yvan, son collègue, semble pourtant éprouver davantage d’empathie pour les guêpes présentes dans le bureau que pour les clients.
Deux mois après la fin de son contrat, Thomas apprendra qu’un homme tuait sa femme et ses trois enfants avant de se suicider en banlieue lilloise. La cause ? La détresse face à la spirale tragique du crédit.
L’enfer du toyotisme
Dernier emploi et dernier exemple du livre : l’usine Toyota, qui a abrité plus de cent mille salariés en quinze ans. En mars 2016, Thomas est le 102 833e. Au programme : “Cadence exténuantes, travail ultra-minuté, flicage hiérarchique et douleurs physiques“. Des journées passées dans “un ciel de tôles gris, strié de néons et un sol de ciment (…) dans un vacarme de chaînes en mouvement, de bruits d’assemblage, de gerbes d’étincelles, de sonneries à répétition et de moteurs de chariots”. Le tout dans un ballet bien chronométré : deux pauses de huit minutes, une pause déjeuner de vingt-quatre minutes, et chaque action minutée. Une journée type ? 340 “process“ de 72 secondes.
La cadence aura raison de Thomas, plus habitué aux mots et au papier qu’aux cadences infernales de l’assemblage de pièces mécaniques à la chaîne. Au bout de plusieurs arrêts du tapis, il devient rapidement le souffre-douleur de ses collègues. “T’es vraiment un gros pédé, un putain de pédé, même, t’as vu comment tu visses ?”, n’hésite pas à lui asséner sans agressivité son voisin.
Au milieu de deux insultes, Thomas parviendra à parler à Fabien, adhérent de Force ouvrière. Au-delà de la conviction politique ou idéologique, de nombreux salariés prennent une carte syndicale pour se protéger. “T’as ton délégué syndical qui se ramène et lui il a dl’a gueule“, explique Fabien. Chez ceux qui ne militent pas, le coût de l’adhésion revient comme motif principal. Un motif également présent lorsque vient le sujet de la grève et de la loi El Khomri. Les grévistes les plus actifs ont d’ailleurs été séparés, afin de briser la dynamique de groupe. Thomas, dans une optique d’enquête, choisi de rejoindre les grévistes. Deux semaines avant la fin de son contrat, il apprend à la dernière minute de la journée qu’il est viré, “la grève n’ayant pas agi en sa faveur“. Son périple s’achève alors chez Fabien, autour d’une bière et du match de l’Euro. Une touche d’humanité dans un univers de robotisation. Une plongée effrayante dans le quotidien de millions de Français.
Thomas Morel, Les Enchaînés, Les Arènes, Septembre 2017
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