Dans “La Jalousie”, Philippe Garrel filme son fils Louis, fait renaître Anna Mouglalis et ressuscite son père Maurice. Si le cinéaste raconte ses proches et sa vie dans ses films, il se passionne toujours autant pour d’autres œuvres : Truffaut, Warhol, Kechiche… Conversation au long cours avec un homme-cinéma.
Existera-t-il un jour un imposant coffret Garrel, avec tous ses films en Blu-ray et DVD comme il existe désormais des coffrets Rohmer, Marker ou Varda ? On l’espère vivement, avec impatience même, tant l’œuvre de Philippe Garrel est rare, complexe à ramasser, comprenant une poignée de films quasi invisibles : Un ange passe, Voyage au jardin des morts, Le Bleu des origines… Tous appartiennent à la première partie de son œuvre, étendue sur presque vingt ans, les années 60 et 70, celles du rêve manqué de révolution, des expérimentations contre-culturelles et d’un cinéma de la fulgurance poétique, dont Le Révélateur (1968), La Cicatrice intérieure (1972) et Les Hautes Solitudes (1974) forment les plus beaux éclats. Avec les années 80, et L’Enfant secret pour charnière, le cinéma de Garrel investit la prose, le récit, l’étude de caractère, mais avec un tel sens de l’épure, du dépouillement scénaristique, que la vie y apparaît comme nue. De ce cinéma de l’affect pur, La Jalousie est le nouveau chapitre éblouissant.
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Votre nouveau film, La Jalousie, traite de la séparation de vos parents lorsque vous étiez enfant. C’est un sujet que vous portiez depuis longtemps ?
Philippe Garrel – Non. L’idée est venue après la mort de mon père. Je pense tous les jours à sa mort. Enfin, je pense à lui tout le temps depuis qu’il est mort. Alors ça me semblait naturel de parler de lui dans un film. Quand il avait 20 ans, Maurice a fait le Débarquement avec les forces alliées. J’avais envie de faire un film qui le verrait partir d’Afrique. Mais ça coûtait trop de blé. Caroline Deruas, ma scénariste, correspondait à ce moment-là avec une femme qui avait été la compagne de mon père quand j’étais petit. Caroline m’a suggéré de faire un film de cette histoire. Arlette Langmann a écrit plein de scènes, puis Marc Cholodenko s’est attaché à décrire le milieu du théâtre, le prolétariat des comédiens, leur vie, leurs soucis, le milieu que fréquentait mon père quand il était jeune. J’ai d’abord titré le film J’ai gardé les anges. Mais finalement, sur le conseil de mon producteur, j’ai choisi La Jalousie. Qui est aussi le titre d’un roman de Robbe-Grillet, mais je ne l’ai pas lu. J’ai pensé à Moravia qui pour ses romans choisit des mots très généraux, des notions qui intéressent tout le monde. J’ai bien vu à la conférence de presse, les gens ne parlaient que de la jalousie.
Si les gens parlent du titre, c’est aussi parce que, bien que plus simple que les titres généralement poétiques de vos films, il est mystérieux. On se demande qui est jaloux de quoi ; le lien entre le titre et l’histoire n’est pas évident…
Le titre n’est pas illustratif. Ce n’est pas un film sur la jalousie. Il y a des endroits dans l’histoire traversés par la jalousie… Cela dit, quand j’étais jeune, je ne comprenais pas très bien qui méprisait qui dans Le Mépris, mais ça ne me dérangeait pas plus que ça (rires).
Diriez-vous que votre cinéma parle de votre vie ?
Disons qu’il était autobiographique et qu’aujourd’hui il est dédié à ma vie. L’avant-dernier, Un été brûlant, était dédié à mon meilleur ami, le peintre Frédéric Pardo. Celui-là est dédié à mon père… Il y a des endroits autobiographiques. Mais ce qu’il y a de plus autobiographique dans mes derniers films, ce sont les rêves que je note et que je mêle à la fiction. Je me débrouille pour qu’on ne les distingue pas des scènes dites réalistes. Mais je ne vous dirai pas ce qui dans le film est issu d’un rêve. Je ne donnerai pas le secret de mes tours de prestidigitation ! (rires)
Et diriez-vous que le cinéma a compliqué votre vie ?
Par moments, le cinéma a construit ma vie. A d’autres, il l’a détruite en partie. Carax dit que “le cinéma détruit la vie”. C’est vrai, mais pas seulement. C’est une dialectique, un mouvement, ça crée une érosion, ça ronge un peu. Mais à d’autres endroits, ça consolide. En quoi ça détruit ? C’est une façon de faire entrer des étrangers dans la maison. Ces étrangers, ce sont les personnages. Ils mettent tout le monde en psychose légère.
Entre L’Enfant secret, que vous tournez en 1979 mais qui ne sort qu’en 1983, et Liberté la nuit, vous ne tournez pas pendant près de quatre ans. C’est le moment où votre cinéma devient plus narratif. Pouvez-vous nous parler de ce moment de bascule ?
Liberté la nuit est le premier film que je fais avec un producteur, Claude Guisard.
C’est aussi le moment où naît votre fils, Louis…
Tout va ensemble. On fait un enfant, on cesse de travailler sans salaire. Et pour avoir un salaire, il faut trouver un producteur, donc s’adresser à eux avec un scénario. Mais L’Enfant secret est un film-charnière entre ces deux périodes. C’est encore un film underground mais c’est déjà un film narratif. Un peu comme la trilogie de Bill Douglas ressortie en salle cet été : du cinéma underground narratif. Ces trois films (My Childhood, My Ain Folk, My Way Home) sont d’ailleurs fabuleux. C’est fait en dehors du système, en 16 mm, mais c’est plus proche du grand cinéma classique que tout ce que peut produire le système. C’est beau comme du Joseph Losey… Tiens, j’ai revu Une femme douce de Bresson, c’est fantastique !
Quand vous l’aviez vu à sa sortie, en 1969, vous pensiez la même chose ?
Je trouvais ça bien, mais sans plus. Bresson a besoin que ses films soient très beaux esthétiquement pour qu’ils tiennent : Quatre nuits d’un rêveur, par exemple, m’avait déçu parce que son cinéma me paraissait mal s’adapter à la texture du 16 mm. Aujourd’hui, Une femme douce m’apparaît comme un chef-d’œuvre. Il y a deux cinéastes qui ont grandi dans mon estime avec le temps, c’est Pasolini et Bresson. J’aime bien Antonioni aussi. Mais c’est autre chose. Parlons plutôt des très bons films d’aujourd’hui.
Dans La Jalousie, on croit deviner pour la première fois dans votre cinéma une référence à Truffaut. Louis dit : “Ça fait longtemps que je sais qui je suis. C’est à la fois une chance et une douleur”, ce qui rappelle le “C’est à la fois une joie et une souffrance” truffaldien (qu’on entend à la fois dans La Sirène du Mississipi et dans Le Dernier Métro).
Truffaut a beaucoup compté pour moi, c’est vrai. Mais Godard aussi. Les femmes dans les films de Truffaut sont magnifiques, mais ce sont des femmes-objets, au sens d’objets du désir. Elles sont vénérées, et elles sont un peu phosphorescentes comme des divinités. Alors que Godard filmait son actrice dans les yeux, à égalité d’intelligence. Et je trouvais que ça rendait le monde beaucoup plus intéressant et beau, cette égalité entre hommes et femmes. Au début des années 60, très peu de gens pensaient ça. Mon idée aujourd’hui, que j’essaie d’étudier dans mes films actuels, c’est que la libido masculine et la libido féminine ont exactement la même puissance.
Mais Truffaut, alors, pourquoi l’aimez-vous ?
Je vois bien que c’est du cinéma classique, disons, renoirien, mais que toutes les solutions qu’il trouve sont très originales dans leur geste artistique. A l’époque de La Sirène du Mississipi, les gens méprisaient ce film. Et puis aujourd’hui, on le considère comme l’un de ses meilleurs. Et je l’adore, comme tous les Truffaut.
A sa sortie en 1969, post-Mai 68 donc, le film ne vous paraissait-il pas un peu bourgeois dans son mode de production ?
Ah, mais j’étais complètement désengagé, dès 69, à partir du Révélateur, mon film tourné dans l’immédiat après-Mai. Je ne me considérais plus que comme militant pour l’art. Je me suis fait une vie de bohème où je suis descendu dans des niveaux de vie très bas. C’était intéressant. La période où j’ai été pauvre n’a pas été la pire période de ma vie. C’est pour ça qu’aujourd’hui j’essaie de ne pas être accro à l’argent. Je sais que le bonheur et l’argent ne coïncident pas. Cela dit, le fait que j’aie toujours tourné avec très peu de moyens fait que depuis que la crise est apparue, que les budgets de tournage baissent et qu’il faut accélérer les cadences et tourner deux fois plus vite, ça ne me pose aucun problème. Je connais. A une époque, je tournais deux films par an. Là, j’en fais un tous les un an et demi. De toute façon, je suis toujours prêt à aller chercher la caméra : je l’ai fait en 68, et si la Troisième Guerre mondiale éclatait, j’irais la chercher tout de suite (rires).
Vous ne tournez toujours qu’une seule prise ?
Oui, la plupart du temps. Pour que j’en fasse une seconde, il faut vraiment que quelque chose n’ait pas marché. D’ailleurs, souvent, quand je décide qu’il faut faire une seconde prise, je n’arrête pas la caméra. Je demande aux comédiens de reprendre dans la foulée, sans couper le moteur. Du coup, c’est encore la première. On ne s’est pas arrêtés, on n’a pas rembobiné, il n’y a pas eu tout ce truc qui donne le sentiment qu’on repasse sur ses traces. On est encore en train d’avancer dans l’obscurité, à chercher son chemin à la lampe de poche sans savoir où on va et c’est cette fragilité, cette incertitude qu’il m’importe de restituer sur la pellicule.
Le fait de ne tourner que très peu de prises, qui était à vos débuts une obligation et dont vous avez su tirer le meilleur parti pris artistique, vous garantit de pouvoir travailler avec peu d’argent…
Oui, cette méthode fait partie du tout, au final. Pour La Jalousie, il n’y a eu que cinq heures de rushes, et le film fait 1 heure 16. Je suis loin des six cents heures de rushes de Kechiche pour La Vie d’Adèle. Son film est meilleur que le mien, mais est-il cent fois mieux ? (rires). Je suis content que le cinéma français soit sauvé par La Vie d’Adèle.
Sauvé ? Il est en danger ?
Oui, il n’y a plus rien. On le voit même à Cannes. Il n’y a plus rien. Je n’ai pas vu le Guiraudie, remarquez, et je suis sûr que c’est bien parce qu’il a un style personnel et Ce vieux rêve qui bouge était une merveille. J’aime beaucoup Camille redouble de Noémie Lvovsky. Et puis Holy Motors de Leos Carax. Je trouve ses idées de scénario géniales. L’histoire de ce type dont le métier est de jouer des gens et des professions différentes, je trouve ça extraordinaire. Ça me fait penser au situationnisme : tout le monde est acteur. Tout n’a lieu que comme mise en spectacle. C’est un niveau d’aliénation collective auquel est arrivée l’humanité. Et puis les scènes musicales dans l’église ou dans la Samaritaine sont magnifiques.
Voir Kylie Minogue déguisée en Jean Seberg, qui fut une de vos actrices, ça vous a fait quoi ?
Ah, je n’y ai même pas pensé. Sinon, le dernier Bruno Dumont, Camille Claudel, 1915, je trouve ça formidable. Wouahou ! L’idée d’une actrice célèbre, Juliette Binoche, au milieu de malades mentaux amateurs correspond à une réalité. Parce que, et c’est une idée à laquelle je tiens, dans presque chaque asile il y a un intellectuel enfermé. Il n’est pas fou, il a juste un délire de persécution ou une fragilité quelconque. Et je pense que c’est toujours contemporain. Et puis si on était lucides sur la société d’aujourd’hui, on serait en train de pleurer toute la journée, comme certains malades mentaux. Le film donne cette idée-là. Le Desplechin, je l’aime bien aussi. C’est très intéressant d’arriver à une identification au patient sur des douleurs identiques mais qui ne seraient pas de même origine. C’est comme si on revisitait ses propres tourments à travers ceux d’un autre, mais sans en souffrir. C’est presque apaisant. Ça fait fonctionner l’inconscient du spectateur.
Comment avez-vous choisi Anna Mouglalis pour jouer dans La Jalousie ?
Je l’ai rencontrée à Rome. Il se trouve que ma fille et son beau-fils étaient amis. Sur tous mes derniers films, je cherche des actrices qui peuvent être associées à Louis. Alors je fais des lectures. J’avais fait un essai avec Anna, je n’étais pas convaincu, et quand j’ai revu les images par acquit de conscience, je me suis rendu compte qu’il y avait une chimie fantastique entre Anna et Louis. Je pars toujours d’un acteur et je cherche des acteurs qui vont bien avec lui, je ramifie. Comme un arbre.
Depuis que vous filmez Louis, c’est la première fois que son personnage survit à son suicide.
Pourquoi ? Ce sont des trucs inconscients, ces histoires de suicide. Parce que je ne suis pas du tout sadique avec mon fils. D’ailleurs c’est drôle, Valeria (Bruni Tedeschi – ndlr) se moque de moi dans Un château en Italie, où le père de Louis, qui est réalisateur (André Wilms), lui fait jouer une scène où il se tire une balle dans la tête… (rires), ça m’a fait bizarre, ce film, parce que c’est un peu comme si je rêvais debout. The Dreamers de Bertolucci (Innocents en VF, un film sur Mai 68 avec Louis Garrel, sorti en 2003 – ndlr) m’avait fait le même effet.
Et les débats sur la convention collective des métiers du cinéma ?
Je pense que tout le monde a raison. Moi, j’ai toujours payé les gens au tarif syndical. Sinon je ne fais pas le film. Mais avec la crise, il faut que les petits films se fassent aussi. Donc forcément, ils travaillent moins. Chez moi, les cadences augmentent et les risques d’accident augmentent. C’est comme si tu construisais un immeuble en six mois au lieu d’un an. C’est un truc qui m’a toujours obsédé, les accidents du travail sur un tournage. On se blesse beaucoup au cinéma. Quand je pars le matin, je pense à deux choses : 1) pas d’accidents ; 2) si j’y arrive, une bonne mise en scène.
Certains critiques ont cité votre nom pour parler des films de Hong Sangsoo. Vous connaissez son cinéma ?
Je vois quels sont ses films, mais je ne les ai pas vus. Par contre, j’ai rencontré Albert Serra, dont certains critiques ont dit aussi que certains de ses films évoquaient les miens. J’aime bien Le Chant des oiseaux, son film sur les Rois mages. C’est un cinéaste très talentueux. J’aime beaucoup aussi Miguel Gomes, au Portugal. En Europe, j’admire Moretti. J’aime Lars von Trier un film sur deux. J’aime beaucoup Melancholia mais je suis sorti de Antichrist. Je suis souvent admiratif d’Almodóvar, mais je ne suis pas allé voir le dernier. Parle avec elle était fantastique, vraiment un très grand film, un des plus beaux des années 2000 avec Mulholland Drive. C’est toujours amusant de voir quel film remporte le titre de meilleur film du monde à un moment donné. Wenders a attrapé ça dans les années 80 avec Les Ailes du désir. Lynch lui a pris le titre avec Mulholland Drive. Je ne sais pas s’il l’a encore. Ces dernières années, autour de moi, beaucoup étaient en extase devant Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul. Moi je suis un peu partagé. J’adore certaines scènes, comme celle où une princesse fait l’amour avec un poisson dans une cascade, ou l’apparition des spectres. Mais quand tout à coup ça rebascule dans du réalisme quotidien, je trouve ça vraiment trop plat.
Quel est votre rapport au réalisme ?
Je n’aime pas beaucoup ça. J’adore le néoréalisme. Mais une certaine conception du réalisme, fondée sur des conventions de ressemblance, où tout semble filmé en caméra témoin, où les acteurs ne sont que dans les stéréotypes de la vraisemblance, ça m’ennuie beaucoup. Evidemment, il faut s’entendre sur les mots. Parce que Kechiche ne vise rien d’autre que le réalisme. Mais pour atteindre ce réalisme, il déploie un art de très grand styliste. Son cinéma est à la fois très volé et très composé.
Est-ce que Rohmer a compté pour vous ?
Sur certains films. Mon préféré est Ma nuit chez Maud. C’est un film qui a beaucoup compté dans ma vie. Très longtemps après, L’Anglaise et le Duc m’a sidéré par sa façon d’utiliser le numérique, par la puissance de sa représentation de l’Histoire. Ce sont pour moi ses deux plus grands films. Après, j’aime beaucoup Les Nuits de la pleine lune, Le Genou de Claire… Mais quand même, je dois bien dire que Rohmer, ce n’est pas aussi important pour moi que Godard et Truffaut. C’est comme Rivette, j’adore certains films, comme Ne touchez pas la hache ou Jeanne d’Arc, mais je l’aime un peu moins que ces deux-là. Ou même que Demy, dont La Baie des anges est un de mes films préférés. Rivette et Rohmer sont peut-être trop classiques pour que je les aie pris pour maîtres.
On pourrait dire tout aussi bien que Rohmer et Rivette incarnent à leur façon deux idées très fortes du cinéma moderne. Vous avez vu Out 1, le film de douze heures de Rivette ?
Non, jamais. C’est terrible, dans une vie on n’a pas le temps de tout voir. J’adorais la conception de Langlois qui, lorsqu’il dirigeait la Cinémathèque, avait élu trois cents films qu’il jugeait les plus grands et qu’il repassait en boucle, comme pour nous obliger à les voir. D’ailleurs, la Cinémathèque française va bientôt lui rendre hommage et Serge Toubiana (directeur de la Cinémathèque – ndlr) m’a dit que ces trois cents films élus allaient repasser. C’est la bonne méthode, en fait. Et à côté de cette histoire du cinéma réduite à son essence, Langlois montrait des films actuels, les nouveaux Godard et des films qui ne trouvaient pas de place dans les circuits de diffusion traditionnels…
Dans son essai sur votre cinéma, Philippe Azoury raconte qu’Henri Langlois, dans les années 70, diffusait votre nouveau film chaque année le jour de Noël. Pourquoi un tel rituel ?
Oui, le soir du réveillon. Le 24 décembre. C’est moi qui lui demandais. Parce que j’étais un jeune homme tellement fauché que je ne pouvais pas fêter Noël. Alors je pensais aux gens comme moi, qui flippaient de savoir ce qu’ils allaient faire ce soir-là, où on peut se sentir si seul, et qui pouvaient se dire : “Bon, à 20 heures, on pourra au moins aller voir ce film”. Pour certains de mes films, cette projection était d’ailleurs une des rares occasions de les voir puisqu’ils n’étaient pas vraiment distribués.
Vous avez vraiment été très pauvre ?
Ah, j’ai vécu dans des zones très basses de l’économie, oui. Avec des sommes proches du néant. Physiquement, je me suis même mis en danger. Pendant un certain nombre d’années, je me suis vraiment très peu alimenté. J’ai vécu dans un appart sans chauffage, sans électricité même, un moment. Je le paie un peu physiquement d’ailleurs. Quand j’avais un peu de fric, je préférais acheter de la pelloche qu’un sandwich. Et j’empruntais une caméra. Je suis finalement sorti de la pauvreté. Mais je ne me sens pas à l’abri. Ma famille n’avait pas d’argent. Pendant plus de quinze ans, j’ai fait du cinéma en dehors des circuits professionnels, sans producteur, sans salaire… Donc il faut que je continue à tourner pour gagner ma vie. Mais ça me va, j’adore ça, faire des films…
Et vous êtes inquiet sur cette possibilité de continuer à tourner ?
Parfois un peu. Pour que je continue à tourner, il ne faut pas que je sois seul. Il faut que d’autres films d’auteurs français marchent. Je suis content quand Kechiche a la Palme d’or et est vu par un million de spectateurs. Je suis heureux quand Leos Carax est consacré. Là, j’ai lu dans les Cahiers qu’Oliveira n’arrivait pas à boucler le financement de son dernier film. Longtemps, il enchaînait les films et puis d’un coup, ça cale…
Vous avez vu Les Rencontres d’après minuit, le premier long métrage de Yann Gonzalez ?
Oui, j’adore les vingt dernières minutes. Avant, c’est bien, ça va, mais à partir du moment où les spectres reviennent, le film devient vraiment beau et fort. Et La Bataille de Solférino, de Justine Triet ? Je l’ai vu aussi. C’est bien, c’est intelligent. Cette idée de faire un film d’amour qui soit politique, c’est une idée qui court depuis longtemps mais elle lui trouve une résolution très contemporaine, à la fois simple mais vraiment juste.
Les films de Bertrand Bonello vous intéressent ?
Oui. L’Apollonide me fait un peu penser à India Song. C’est un film pas si cher, mais qui paraît d’un grand luxe. C’est de l’intelligence pratique au travail. India Song ne coûte rien. On prête à Marguerite Duras une villa orientaliste près de Paris, Seyrig et Lonsdale viennent quelques jours, elle plaque la musique de Carlos d’Alessio et tout à coup, l’Inde est là, le passé est là. ça devient grand et beau comme un classique hollywoodien. Quelque chose de ce pouvoir d’évocation avec très peu de chose mais par la puissance du cinéma passe un peu dans L’Apollonide.
Vous aimez les films de Coppola loin d’Hollywood ?
Je n’ai pas encore vu Twixt mais j’aime bien Tetro. Parfois, je me demande si avec la crise et ce sentiment d’asphyxie, on va pouvoir encore longtemps travailler sur la petite forme, des films faits à la main. Peut-être que si India Song a pu exister fortement, c’est parce qu’à l’époque les gens respiraient encore à peu près normalement. Et qu’ils pouvaient s’aventurer à découvrir les films de Duras. Aujourd’hui, où les gens vivent à l’étroit, dans l’angoisse quant aux conditions de leur subsistance, peut-être qu’ils n’ont plus envie que de voir des films qui font tout péter, de la très très grande forme, genre Gravity. Et que, du coup, quand Bertolucci fait un film intimiste comme Moi & toi, très beau pourtant, ça n’intéresse vraiment personne.
Connaissiez-vous Lou Reed ?
Très peu. Je l’ai croisé une demi-heure avec son bébé et sa femme dans l’appartement que j’ai occupé quelque temps avec Nico. L’immeuble appartenait à Paul Morrissey. Je me souviens avoir été sidéré par la télévision américaine. On regardait la nuit une émission faite par des Portoricains guévaristes, les Young Lords. C’est là que je me suis dit que les USA étaient très forts pour désamorcer toute tentative de révolution. Il suffit de donner l’antenne aux groupuscules les plus en colère, leur donner des émissions en direct. Cette manière d’intégrer la contestation à la grande machine spectaculaire m’avait halluciné !
Quand vous viviez avec Nico, vous alliez souvent à New York ?
De temps en temps. Du Velvet, j’ai surtout connu John Cale. Et j’ai rencontré régulièrement Warhol. Il m’intéressait beaucoup. Je passais le voir à la Factory. Je lui ai montré Le Lit de la Vierge et lui m’a montré un de ses films, Imitation of Christ, l’histoire d’un artiste de la Factory qui devient parano, s’isole des autres et se met à délirer. Nos deux films se ressemblaient beaucoup. ça a conforté une de mes théories qui est que, régulièrement dans le monde, plusieurs cinéastes, sans se concerter, font le même film. Parce qu’il surgit d’un coup dans l’inconscient de l’humanité et que plusieurs cinéastes ont su le saisir. Mais mon film préféré de Warhol, c’est Chelsea Girls. Sans aucun récit, par un jeu génial de split-screen, il réussit à captiver pendant des heures sur des plans de filles qui se succèdent face à la caméra. Ce n’était pas seulement un artiste conceptuel, il avait aussi un sens très fort du cinéma. Et puis sa façon d’être au monde était fascinante, unique. Dans une communauté où les gens se défonçaient, se lâchaient autour de lui, il était immobile et silencieux. Totalement paranoïaque, toujours sur le qui-vive.
Reprises jusqu’au 24 décembre au Grand Action, Paris Ve : Marie pour mémoire, Les Amants réguliers, Les Hautes Solitudes, Les Enfants désaccordés
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