Lynne Ramsey filme avec un amour inconditionnel le corps fatigué de Joacquin Phoenix et c’est magnifique.
« I’m Still Here » proclamait, bravache, Joaquin Phoenix, dans le documenteur de Casey Affleck sur sa reconversion bidon en rappeur. Sept ans plus tard, l’acteur, même barbe hirsute, même look de clodo, se voit rétorquer par Lynne Ramsay : « You Were Never Really Here ». Et c’est vrai, à bien y réfléchir, qu’il n’a jamais vraiment été là, tout en l’étant, pure présence fantomatique et âme damnée de grands cinéastes, hantant le cinéma depuis vingt-cinq ans.
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Les fantômes de Joaquin
A sa manière, ce nouveau film de la Britannique, adapté d’une nouvelle de Jonathan Ames — du coup le sens méta que l’on veut donner à son titre est purement fortuit, ce qui ne le rend pas moins pertinent — est aussi un documentaire sur Joaquin Phoenix. Il clôt la compétition 2017 et aurait pu s’appeler comme celui qui l’a ouverte, il y a dix jours, et dont il partage le producteur (Pascal Caucheteux) et son principe de labyrinthe cinéphile : les fantômes de Joaquin.
Tout comme Desplechin s’amusait à tirer les fils de son oeuvre et de celles qui l’ont marqué pour les enrouler en une anarchique pelote, Lynne Ramsay convoque les rôles passés de son acteur (Two Lovers en particulier) et les fait résonner avec ce qu’on imagine être ses fétiches à elle : Taxi Driver, Psychose, La nuit du chasseur, et d’autres encore qu’on découvrira peut-être à la revoyure. Une possible métaphore serait celle de la croisière, mais pas de celles où l’on s’amuse ; ici, c’est sur le Styx, en compagnie de Charon Phoenix, à bord du bateau-cinéma, que l’on voguera une heure et demi durant (le film est court, tant mieux), d’une rive à l’autre de l’enfer. Et dans un sens inhabituel : de la mort vers la vie.
Des éclats de fiction à ramasser
Lorsque le film commence, on ne saisit pas grand chose, mais une cependant parait claire : le type qui nous est présenté est déjà mort dans sa tête. Il tente de se suicider, par la technique (audacieuse) du sac en plastique fermé autour du cou, et ce n’est pas la première fois, ne tarderons-nous pas à apprendre par d’incessants flash-back (littéralement des flash, brefs, incisifs, éblouissants, comme des coups) qui viennent bouturer un récit des plus elliptiques. Les éclats de fiction flottent ainsi à la surface de l’eau, et c’est au spectateur de les ramasser, à l’épuisette.
On comprend donc au fur et à mesure que Joe, c’est son nom, est un tueur à gages spécialisé dans l’exécution de pédophiles, qui va se trouver mêlé à un complot digne du pizzagate ; qu’il fut Marine en Afghanistan, puis agent du FBI, et en garda une certaine habileté avec ses mains ; mains qu’il a souvent équipées d’un marteau, son arme fétiche depuis que, gamin, il fut traumatisé par cet outil ; et que le traumatisme, enfin, est son principe moteur, ce qui motive ses actes, de même que la fiction qui les raconte. Voilà donc un film traumatisé sur un type traumatisé qui sauve des gamins traumatisés…
La fatigue du personnage, la fatigue de l’acteur
Ce pourrait être atroce, comme tous ces films (traditionnellement nombreux à Cannes) qui plongent tête la première dans la fosse à purin de l’homo horribilis, et nous y retiennent complaisamment. Or c’est magnifique. Un peu pompeux peut-être mais magnifique, parce que Lynne Ramsay croit dur comme fer que le cinéma peut nous sauver de tous les maux, même les pires. Sur un scénario de série B crapoteuse (grosso modo celui de Léon), la cinéaste déploie beaucoup d’effets d’art, mais on lui pardonne volontiers son hybris car il est, bien davantage que dans son précédent long-métrage, We Need To Talk About Kevin, utilisé à bon escient. Ramsay néglige l’action, presque toujours rabattue hors-champ, pour se concentrer sur la seule chose qui l’intéresse vraiment, et sans qui You Were Never Really Here n’aurait aucun sens : Joaquin Phoenix.
Dans chaque plan, elle le regarde avec un amour inconditionnel, de très près, elle montre ses cicatrices, son gros corps abimé et néanmoins agile, sa gueule encore belle mais dévastée par une vieille tristesse qui ne l’a jamais vraiment quitté. La fatigue est le véritable sujet ici : celle du personnage et celle de l’acteur qui disait vouloir raccrocher il y a sept ans — mais juste pour rigoler hein. A un moment, Joe demande à sa maman quelle « connerie » elle regarde à la télé. Elle lui répond Psychose, et le grand dadais, juste pour rigoler, en reproduit le gimmick — coups de couteaux et crissements. Plus tard, lorsqu’il s’agit de dire adieu à cette mère aimée, il laisse choir son corps au fond d’un lac (sur une musique comme toujours sublime de Jonny Greenwood), et c’est la mère assassinée de La nuit du chasseur qui nous revient immanquablement en mémoire. Joe est hanté par son passé, le film, est hanté par le cinéma, et nous, nous sommes hantés par Joaquin Phoenix.
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