Avec un troisième album troublant de sincérité, l’Américaine continue de se battre pour sa musique. On l’a rencontrée avant son concert cette semaine à Paris.
« Explosión ». Sur la pochette du troisième album de Lisa Papineau, on ne lit que ce mot imprimé sur un large bandeau jaune, au dessus de la chanteuse, dont l’attitude évoque celle d’un mannequin abandonné. Etrange image, d’une honnêteté qui met mal à l’aise, prélude à une musique elle-même d’une troublante, envoûtante crudité, faite d’explosions solitaires et de langueurs frissonnantes, dans le corps à corps avec une douleur et une angoisse permanentes. Ni complaisante ni impudique, Lisa Papineau ne triche pas. Son disque n’est pas celui d’une personne martyrisée par deux terribles maladies, c’est une plongée au cœur de la terreur et de la beauté que comporte l’existence quand elle se dépouille de ses artifices.
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Originaire de la Nouvelle-Angleterre, au Nord-Est des Etats-Unis, Lisa n’a vraiment commencé à chanter qu’à l’Université, alors qu’elle suivait des cours d’anthropologie et s’adonnait à l’art performance. Abandonnant tout pour partir à Los Angeles, elle participe à plusieurs musiques de films et collabore à des projets avec Air, M83 ou encore avec le compositeur japonais Jun Miyake (elle figure notamment sur son dernier disque, Lost Memory Theatre – part 1). Parallèlement à ses activités au sein de Big Sir, groupe qu’elle a formé en compagnie du bassiste Juan Alderete (membre de Racer X et The Mars Volta), elle publie en solo Night Moves (2004) et Red Trees (2008). Avant-gardiste par nature plutôt que par intellectualisme, fascinée par l’inconnu, Lisa ne se fie qu’à son instinct, quitte à prendre tous les risques. Pour autant, rien ne laissait présager dans sa discographie antérieure ce nouvel album intitulé Blood Noise (par erreur, le titre ne figure pas sur le CD, mais uniquement sur l’édition vinyle).
Au moment de sa préparation, Lisa, qui lutte contre une sclérose en plaques depuis de nombreuses années, apprend qu’elle est atteinte d’un nouveau mal.
« Je ne réalisais pas qu’il y avait quelque chose qui dévorait mes forces, explique-t-elle. C’était le cancer. Comme j’avais beaucoup de traitements pour la sclérose, cela m’empêchait d’entrer en rémission. Il fallait que je fasse quelque chose. Alors j’ai construit mon petit studio dans mon lit, avec des micros sur des oreillers. »
« Il fallait vraiment que je m’échappe de mon corps »
Le disque sera le témoignage, à la fois brutal et poétique, de cet instant où les apparences disparaissent et où ne demeure que la vérité nue. A partir de quelques boucles et de sons d’ambiance, notes de claviers ou de guitare, Lisa ébauche seule ses chansons et tient en respect son perfectionnisme pour privilégier le jaillissement à vif. D’une douceur où couvent violence et frayeur, sa voix devient une matière purement musicale, comme pour atteindre un hors-langage extérieur au corps.
« C’était comme dans le conte inuit de la femme phoque : ayant perdu sa peau, elle se retrouve prisonnière de son apparence humaine et languit de ne pouvoir retourner à sa forme originelle. Il fallait vraiment que je m’échappe de mon corps. L’idée de s’échapper suppose qu’il faudra courir jusqu’à un endroit inconnu qui pourrait être plus dangereux que celui où l’on se trouve. Mais rester était impossible. Des titres comme Dream The Wild et Out For A Swim expriment cette aspiration à la délivrance, à la dilution de la chair souffrante dans l’immensité naturelle. Il fallait que je me sépare de mon corps malade et que je devienne une partie du Tout. Je ressentais l’appel de l’Océan sauvage. L’inconnu n’est pas effrayant, il vaut mieux l’aborder que de rester piégé par la maladie et la faiblesse. »
La mystique de la nature en laquelle Lisa s’abandonne la guide vers des magies ancestrales, celles de l’enfance, dans la berceuse Little Light, ou celle des Indiens, dans le très beau Rainmaker. Ayant moi-même un peu de sang iroquois, j’ai pensé à une prière, à quelqu’un en train de danser pour implorer la pluie, afin qu’elle tombe sur son pays, asséché comme l’était alors ma vie. Mon idée était qu’il valait mieux que les nuages éclatent, que vienne une libération et que le monde puisse de nouveau fleurir. La connexion constante à la nature aboutit ainsi à un paradoxe : alors qu’elle n’est pas produite par des instruments acoustiques – hormis la voix –, la musique de ce disque pourrait parfaitement être qualifiée de folk. Même les titres les plus electro (Early Spring ou Light Up The World) conservent une texture très organique, comme si les affolements du pouls, la circulation du sang, la moindre oscillation d’un corps pilé, éparpillé, et qu’il faut chaque jour s’efforcer de reconstituer dans l’entité macrocosmique, avaient pénétré la musique de Lisa.
« Quand on arrive si près de la mort, on se sent tellement vivant et en même temps si malade… Le titre de l’album, Blood Noise, renvoie à ce qui se produit alors, cette calme explosion de sang, de vie. »
Eclats de lumière brute qui font toute la beauté d’un disque dont l’achèvement s’est fait attendre, la chanteuse se retrouvant si fragilisée émotionnellement qu’elle en avait parfois, selon son expression, « la peau arrachée » et qu’il lui fallait se retrancher, hiberner, faire du jardinage ou regarder la télé, s’occuper de tout sauf de musique.
A l’International (Paris XI) où elle se produit le 12 décembre, Lisa restituera en trio, avec le batteur Johan Guidou et le multi-instrumentiste Matthieu Lesénéchal, cette musique intime et dépouillée. On lui demande si la scène n’est pas une épreuve trop pénible pour elle. Elle nous assure que, même si elle a toujours peur et que ses mains frappées d’insensibilité l’empêchent de jouer comme elle le voudrait, une fois qu’elle chante, elle se sent parfaitement bien. Comment ne pas la croire, elle qui se sera appliquée à parler français et à se montrer d’une exquise politesse tout au long d’une conversation de plus de deux heures ? Sa conclusion à propos de l’album sera un dernier gage de sincérité. « Si j’avais voulu faire quelque chose de parfait, j’aurais chanté avec plus de force, moins timidement. Mais je ne pouvais pas être plus honnête qu’en chantant avec ma petite voix. Quand bien même ce serait un album de merde… j’ai fait ce que j’ai voulu faire. »
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