Alors qu’elle vient de se terminer dans un buzz incroyable, la création de Vince Gilligan restera la grande série chérie de la charnière des années 2000-2010. Démonstration définitive de son apport essentiel en cinq points, en attendant la diffusion de la dernière saison à partir de ce soir sur Arte.
1. Elle a inventé Walter White, le “last anti-héros”
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Dans les futurs livres d’histoire des séries, la figure de Walter White, personnage principal déchiré de Breaking Bad, aura droit à son chapitre. Plus emblématique que lui, tu meurs empoisonné à la ricine. Même ceux qui n’ont jamais vu un épisode connaissent cet homme dont le trajet a été défini par son créateur, Vince Gilligan : “Au départ, c’est Mr. Chips. Et puis il se transforme en Scarface.” Très présent dans la culture anglaise ou américaine, Mr. Chips fut le héros d’un roman et de plusieurs films, dont un avec Robert Donat, dans les années 30. L’archétype de l’homme moyen : un prof dévoué, un héros banalement positif. Le contraire, bien sûr, de l’énergumène qui s’est débattu sous nos yeux durant cinq saisons avec son devenir-monstre. Pour rappel, Walter White enseignait la chimie à des élèves démotivés avant d’apprendre à l’aube de ses 50 ans la nouvelle de son cancer du poumon. Un choc suivi d’un orage intérieur et de la fabrication compulsive de métamphétamine, officiellement pour subvenir aux besoins de sa famille après sa mort.
La série a patiemment mis en pièces cette justification rassurante. Walter White est devenu un criminel sans excuses. Mais s’il a autant marqué les esprits, c’est peut-être parce qu’au fil des soixante-deux épisodes ce Parrain 2.0 s’est autant révélé à nous, spectateurs, qu’à lui-même, tel un ado en pleine mue dans un teen-movie. Sur le plan émotionnel, Walt a inauguré une forme d’identification inversée – on l’a aimé de moins en moins. Sur le plan théorique, il laisse en héritage une terre aussi aride que le désert du Nouveau-Mexique, lieu de tournage majeur de la série. Comment imaginer un nouvel anti-héros après lui ? Bonne chance aux scénaristes qui tenteront de façonner une créature dégoûtante-pathétique-attachante : elle sera systématiquement comparée à ce mec qui n’avait pas le physique de l’emploi et dont chaque parcelle de Breaking Bad a révélé l’intérieur décati – le cancer, c’était lui. Si en 1999, le mafieux dépressif Tony Soprano révolutionnait le héros télé moderne sur HBO pour en faire un être retors et néanmoins fascinant, Walter White est peut-être celui qui a clôturé ce cycle d’innovation en le poussant à la limite. Aujourd’hui, seul Frank Underwood de House of Cards pourrait soutenir la comparaison.
2. Elle a sublimé mais critiqué l’Amérique
Pendant cinq ans, on a beaucoup entendu dire que Breaking Bad dressait un portrait acide de l’Amérique en pointant les défaillances de son système de santé – le grand sujet des mandats Obama. La chimio de Walt était trop chère pour qu’il ne devienne pas un bad guy ? Ce n’est pas forcément faux mais cela reste un peu court pour rendre justice à l’originalité de la série. Au contraire de la grandiose The Wire (Sur écoute), qui a regardé l’Amérique déclassée en focale large, proposant un territoire narratif digne d’un grand roman russe, Breaking Bad a avancé masquée, dépensant beaucoup d’énergie à réduire le pays de l’Oncle Sam à son essence, ses concepts de base, presque son abstraction – gagner ou perdre, vivre libre ou mourir – sans passer par la case du réalisme. L’argent, la conquête d’un territoire, la famille, un ciel infini, un chapeau iconique, une mentalité de cow-boy : tels ont été les signes de l’Amérique exhibés et triturés par la série. Pour montrer quoi ? Un pays indifférent, voire aveugle aux problèmes de ceux qui ne sortent pas du lot. Afin d’être reconnus, les hommes sans qualités doivent se parer d’attributs héroïques à n’importe quel prix : tel est le miroir tendu à la patrie par Breaking Bad. Avant de devenir “Heisenberg” (sa nouvelle identité de caïd), Walter White végétait, assommé par l’oubli de ses propres rêves. Puis il s’est réveillé, s’est construit seul et son règne est venu. La dimension politique de la création de Vince Gilligan se dévoile peut-être dans cette idée toute simple : aujourd’hui comme hier, le self-made man, emblème de la réussite individuelle, emprunte forcément un chemin criminel.
3. Elle pourrait lancer une libération formelle des séries
Du point de vue du style, Breaking Bad a mêlé avec persévérance noirceur et ironie. Derrière les meurtres, la toxicomanie, le mensonge, la terreur, on a ri d’un rire souvent effrayé aux aventures déprimantes et parfois grotesques de Walt, Jesse, Hank, Gus Fring et consorts. Comme si le post-western embrassait Beckett avec la langue. Fabriquée avec autant de soin par Vince Gilligan et son équipe (dans une petite salle d’écriture à Burbank, en Californie) que Walter White en mettait à élaborer sa drogue, la série s’est aussi démarquée par l’extrême méticulosité de son récit, son art fétichiste du détail, sa maîtrise extrême de certains éléments dramatiques classiques – les cliffhangers, notamment. On apprendra bientôt comment écrire une série en étudiant les scripts de Vince Gilligan ou de Peter Gould, biberonnés à l’école vintage de La Quatrième Dimension et des X-Files. Mais la vraie libération de Breaking Bad restera formelle. Lors de son passage au Festival de Deauville, Gilligan a insisté sur sa dette envers Stanley Kubrick et ses “unités insubmersibles”. Un concept explicité par l’écrivain Brian Aldiss, collaborateur du réalisateur de 2001 : l’odyssée de l’espace. Détestant l’idée de narration linéaire, Kubrick estimait nécessaire et suffisant qu’un film soit conçu autour de “six à huit” moments marquants, autonomes, non pollués par les aléas scénaristiques. Breaking Bad a retenu la leçon en avançant par vagues et en proposant des blocs de scènes d’une longueur totalement inédite dans le monde des séries.
On se rappelle de l’entrée magistrale dans la saison 2, longue de quatorze minutes, de discussions sans fin entre Walt et son assistant/fils spirituel/meilleur ennemi, l’inénarrable Jesse. Dans la dernière saison, les séquences sont étirées à l’extrême, la série avançant tel un vaisseau dans la nuit. Plus de silence, des scènes à décoction lente et une intensité maximale : Breaking Bad pourrait bien avoir décomplexé le genre, traditionnellement esclave de la parole et des dialogues. Corollaire logique, l’importance donnée aux aspects visuels. De Michelle McLaren à Rian Johnson, d’excellents réalisateurs ont imposé leur griffe sous le soleil d’Albuquerque. Plus personne ne peut nier leur importance.
http://www.youtube.com/watch?v=SNtw6vmm3i0
4. Elle a changé la définition d’un succès
Les zombies de The Walking Dead peuvent aller grogner dans le vide, les guerriers chevelus de Game of Thrones ranger leurs armures : il n’y a pas eu, ces dernières années, de série plus aimée et commentée que Breaking Bad. Les limites ont été repoussées avec la dernière salve de huit épisodes, diffusée entre août et septembre aux Etats-Unis. Un événement global. Longtemps timides, les audiences US ont explosé (10,3 millions pour le finale, quand le meilleur score de la série avant 2013 était de 3 millions !), ainsi que les téléchargements. En tapant une expression comme “Breaking Bad theory” sur Google, le fouineur virtuel déniche des pages érudites et/ou délirantes, rappelant les plus belles heures de la folie Lost. Il est souvent question d’indices cachés dans les épisodes (les fameux easter eggs, ces “oeufs de Pâques” traqués par les fans) et de diverses interprétations générales ou particulières des aventures de Walter White. Une pratique alimentée par Vince Gilligan lui-même, qui a expliqué que le spectateur portant “une grande attention aux détails” était récompensé par sa série.
L’une des théories les plus courues ? A chaque fois qu’il éliminait un adversaire, Walter White adoptait ensuite l’une de ses pratiques, comme préparer des sandwichs sans la croûte. Tout cela pour dire quoi ? Pas forcément grand-chose, sinon la puissance d’attraction d’une épopée fictionnelle qui a profité à plein du magma interprétatif des réseaux sociaux. Après Breaking Bad, la définition d’une série à succès s’est transformée. Au-delà des chiffres, parler des épisodes compte désormais autant pour l’industrie de l’entertainment, sinon plus, que de les regarder. Sony devrait vendre comme des petits pains l’intégrale Blu-ray. Celle-ci sera mise en vente début 2014, conditionnée dans des barils – comme ceux où Walt cachait ses dollars – déjà collector.
5. Elle s’est terminée en fanfare – mais trop bien ?
Avant toute chose, rappelons que ceci n’est pas un texte vierge de spoilers. Contrairement à beaucoup de fins de séries, celle de Breaking Bad a suscité une quasi-unanimité chez les fans, qui ont regardé Walt mourir avec le sentiment d’avoir obtenu toutes les réponses à leurs questions. Dans la critique, quelques rares voix moins extatiques se sont exprimées, comme celles de Matt Zoller Seitz (Vulture) ou d’Emily Nussbaum (The New Yorker). Sans crier au ratage, ce qui serait absurde, j’avancerais que la “vraie” fin de Breaking Bad, la plus accomplie, la plus impressionnante, se trouve à cheval entre le dernier quart d’heure de l’épisode 513 (To’hajiilee) et l’intégralité du 514 (Ozymandias). Du raid en voiture de Walt au gunfight débridé dans le désert, de l’assassinat de Hank à l’extraordinaire combat au couteau entre le héros et sa femme, toute la maestria de cet objet fictionnel hautement instable s’est cristallisée en une cinquantaine de minutes. Strident, démoniaque, bouleversant, ce fut l’un des moments les plus forts qu’il m’ait été donné de voir dans une série. Le risque était qu’ensuite spectateurs et auteurs passent les deux épisodes restants à s’en remettre. C’est à peu près ce qui s’est passé.
Majestueux mais assez scolaire dans son déroulement, à la limite d’offrir à son personnage une rédemption contre la nature même du récit, l’ultime épisode a donné l’impression d’un appendice un peu étrange, d’une tournée des popotes quasi figée, chaque personnage ayant droit à sa révérence. Comme si Vince Gilligan, qui a employé maintes fois le terme “satisfaisante” pour définir sa conclusion, avait voulu se prémunir du syndrome Lost. Les showrunnners de la série surnaturelle, Damon Lindelof et Carlton Cuse, sont encore vilipendés trois ans après le dernier épisode pour n’avoir pas assez bien démêlé l’ensemble des fils narratifs qu’ils avaient semés. N’est-ce pas le principe d’une série que de laisser la vie continuer après elle ? A cette question esthétique, Breaking Bad a choisi de répondre par la négative. Le risque est qu’elle ne laisse derrière elle que peu de mystère. Elle laissera malgré tout sa légende, ce qui n’est pas rien.
saison 5 première partie à partir du 6 décembre, tous les vendredis, 22 h 20, Arte saison 5 deuxième partie à partir du 14 décembre, 20 h40, OCS City et aussi l’intégrale de la série et la dernière saison disponibles en DVD (Sony Pictures Entertainment) le 13 janvier
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