Alors que le rêve d’un Etat palestinien est aujourd’hui bloqué par l’échec des négociations, Elias Sanbar, figure intellectuelle majeure du mouvement nationaliste, publie un ouvrage pédagogique dans lequel il dénoue un à un les fils de l’histoire.
Négociateur des accords de paix d’Oslo, aujourd’hui ambassadeur de la délégation permanente de la Palestine auprès de l’Unesco, Elias Sanbar a mené et partagé tous les combats pour la reconnaissance de son peuple. Né en 1947 à Haïfa (en Israël), contraint à l’exil en 1948, il publie un petit livre clair et complet sur l’histoire de son pays. Alors que François Hollande s’est rendu en Palestine et en Israël les 18 et 19 novembre, et alors que la société s’impatiente, au risque d’une troisième intifada possible, ce militant éclairé revient sur ses combats passés et à venir.
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Faut-il comprendre le titre de votre nouveau livre, “La Palestine expliquée à tout le monde”, comme le signe d’une histoire qui reste encore opaque aux yeux du grand public ?
Elias Sanbar – J’avais pensé à un autre titre : « La Palestine à ceux qui disent n’y rien comprendre ». Beaucoup de gens prennent l’alibi de la complexité alors que l’on sait beaucoup de choses sans forcément le reconnaître. Ceci dit, il est vrai que l’histoire est complexe, parce qu’interminable. Tous les jours, c’est comme si quelqu’un venait ajouter un nœud aux nœuds existants. Cette histoire est une machine lourde, avec des dizaines de registres. Son noyau reste pourtant très simple : le remplacement d’un peuple par un autre. Ce n’est pas une colonisation classique mais une conquête de remplacement. La complexité vient aussi du fait que c’est une caisse de résonance d’un grand nombre de questions.
Mais n’êtes-vous pas surpris par la charge passionnelle de cette histoire ?
Cette chambre d’écho l’explique en grande partie : la question juive, le nazisme, les questions stratégiques, coloniales… Mais l’élément clé de cette histoire, c’est 1948, quand l’Etat d’Israël émerge et la Palestine disparaît. Ce n’est pas une occupation, c’est une disparition. Les Palestiniens ont vécu ça comme une noyade, non comme une occupation – au contraire de la guerre de 1967, qu’ils vivront là, réellement, comme une occupation. Ma famille a été jetée à la mer. Et ce qui est terrible, c’est que nous avons été accusés de ce que l’on venait de commettre à notre égard. On nous a accusés de vouloir jeter des gens à la mer, quand nous étions encore mouillés, sortant de l’eau. Un des nœuds fondamentaux de 1948, c’est un double déni d’existence. Pour avoir une justification éthique de leur Etat, les Israéliens diront “Les Palestiniens n’ont jamais été là. Nous avons été envahis par des Arabes. Donc on les a repoussés, notre guerre de défense est tout à fait légitime.” Les Palestiniens se sont entendu dire “Vous n’avez jamais existé.” Alors certains ont répondu “Puisque c’est comme ça, bientôt vous n’existerez plus.” La présence de l’un ne peut exister sans la disparition de l’autre.
Vous évoquez la “polychromie” comme motif identitaire de la Palestine. Y croyez-vous encore ?
La société palestinienne est menacée de perdre l’un des plus beaux traits de son identité. Car il n’y a pas de pluralité à deux, c’est un bras de fer. Si vous laissez aujourd’hui l’islam et le judaïsme face à face, c’est fini. Cette terre a eu la chance d’avoir été le lieu de trois religions, en permanence. Elle a élaboré un rapport au religieux qui n’est pas celui que l’on croit, pas celui de la piété ni de la bigoterie. Les fêtes religieuses palestiniennes sont toutes mélangées. Or la Palestine est menacée dans sa pluralité parce que les Palestiniens juifs sont passés à la trappe. Personne n’en parle. Les chrétiens partent. Au niveau politique, les Palestiniens se sont toujours vantés d’avoir dans leur mouvement des Juifs. Arafat y était attaché et ce n’était pas de la tactique.
Vous avez été un acteur du rapprochement, ce qu’on appelle le processus d’Oslo. Avec le recul, quel sens donnez-vous à ce rêve ?
Tout le monde a critiqué les accords, signés en 1993. Il y a eu, c’est vrai, des erreurs des deux côtés. Mais au bout du compte, il y a eu un traité, un accord, un texte. Pour moi, ce qui a été fondamental, c’est précisément que le nom de la Palestine et des Palestiniens est revenu sur la scène de l’histoire. C’est un acquis historique, pas conjoncturel. Car nous venions d’une disparition, c’est-à-dire d’une invisibilité. Le nom était fondamental. J’ai vécu depuis l’âge de 20 ans ce mouvement activement. Vous ne pouvez pas savoir à quel point il était traumatisant, dans le vécu de centaines de milliers de personnes, de s’entendre dire “Vous n’existez pas”. Je crois que le combat national après 1948, pendant des décennies, a été la reconquête du nom. Plus personne, y compris les Israéliens les plus durs, ne dit aujourd’hui “Ils n’existent pas”. C’est fini. A partir de là s’est posée la seconde question, redoutable : “Maintenant que l’on vous voit, qu’est-ce que vous avez à dire ?” Et là, ça a un peu foiré. Parce qu’il y a eu pendant si longtemps une telle obsession, qui était d’apparaître…
Comment expliquer que cette promesse se soit aussi vite envolée ?
Il y a eu deux tumeurs : une tumeur de procédure et une tumeur économique. La tumeur de procédure a porté sur la notion de période intérimaire : on a donné la carte du temps à l’occupant. Les Américains savaient ce qu’ils faisaient. Ils ne voulaient pas aborder les questions difficiles, comme celle du retour. Le fait d’avoir donné la possibilité de faire reculer à l’infini cet horizon a permis à la puissance occupante de ne pas paraître comme opposée à la paix, mais de tout faire pour que cela ne se termine jamais. Une lettre de Kissinger conseillait à Itzhak Shamir au moment de la conférence de Madrid : “Vas-y et négocie pendant dix mille ans” ! Il n’y a rien eu d’autre que cette maîtrise du temps. James Baker, artisan américain de ce rapprochement, a dit cette autre phrase terrible : “Plus qu’une autonomie et moins qu’un Etat.”
Les Israéliens ne voulaient donc pas la paix ?
Si, ils voulaient leur paix. Bien sûr qu’ils voulaient la paix – tout le monde veut vivre –, mais une paix conçue par eux ; ils voulaient aussi qu’on leur foute la paix.
Mais ils ne “peuvent” plus la paix aujourd’hui, dites-vous…
C’est l’un des effets terribles de la barbarie nazie : elle a laissé une marque profonde, qui est une incapacité de vivre, même quand on est vivant. Il y a une impuissance à oser vivre. J’ai beaucoup d’empathie pour ceux qui subissent cette douleur. Le traumatisme va au-delà des survivants et de leurs enfants ; vous ne pouvez pas faire la paix quand vous avez la conviction qu’il faut rester entre vous et que la mort viendra toujours du dehors. Ils veulent la paix mais ne peuvent pas. Comment expliquer que des gens qui signent les accords triplent au même moment leurs colonies, signent d’une main et sabotent tout de l’autre ?
Mais vous avez eu des rapports très proches avec les militants de la paix en Israël. La prise de conscience a été forte du côté israélien, quand même !
Bien sûr ; Israël n’est pas un corps de troupe, c’est une société, avec des multiplicités. Bien sûr qu’il existe des Israéliens qui n’ont pas peur de moi, de ce que je représente. Mais beaucoup sont dans la panique. Quand vous êtes victime, vous n’avez pas de droits, contrairement à ce qui se dit, vous n’avez que des devoirs. Si vous voulez être dans la fidélité éthique à ce que vous avez subi, la seule chose que l’on a en héritage est un devoir de vigilance. Rien ne vous est dû : les Juifs comme les Palestiniens, rien ne leur est dû, parce qu’ils ont souffert. C’est pour moi la seule façon éthique d’être dans l’héritage des victimes : les victimes ne laissent que des devoirs comme héritage. Ce n’est pas vrai que l’on doive donner des droits parce que l’on a souffert.
A qui attribuez-vous surtout la responsabilité de ce gâchis ? Aux dirigeants eux-mêmes ?
Oui. Ne nous racontons pas d’histoires : ce ne sont pas les sociétés, mais les appareils d’Etat, qui négocient. Les sociétés sont précédées par leurs dirigeants dans les grandes négociations. Je suis certain, par exemple, que Rabin a été assassiné parce qu’il a tenté de précéder, précisément. Rabin n’était pas un ange : il a expulsé 60 000 Palestiniens de leurs maisons après la conclusion des accords de cessez-le-feu en 1949. Mais à un moment donné, il a compris qu’il fallait avancer. Après des attentats palestiniens, Rabin avait déclaré qu’il continuerait à négocier ; alors que jusque-là, les attentats bloquaient le processus. Lui a cassé cela. Je pense que ce jour-là, le compte à rebours de l’assassinat a commencé.
Quelle place attribuez-vous à l’administration Obama dans l’échec du rapprochement ?
Quand le mur de Berlin est tombé, on était tous persuadés que l’Amérique allait tenir le monde ; quelques années plus tard, sa puissance est en pleine érosion. L’Irak est un fiasco : qu’est-ce qu’ils ont gagné à part qu’ils l’ont donné aux Iraniens ; qu’est-ce qu’ils ont gagné en Afghanistan à part qu’ils l’ont donné aux talibans ? Qu’est-ce qu’ils font au Pakistan ? Nous sommes dans une période où les grandes puissances célèbrent leurs déroutes comme des victoires. Il est clair qu’il n’y a plus de volonté, de possibilité de poursuivre le chemin de la paix. L’Egypte était le pivot de toute la trame régionale américaine ; les Américains l’ont lâchée en vingt-quatre heures. Il y a aussi un manque de connaissance du monde, intéressant à creuser : les Américains dominaient le monde sans le connaître.
Qui pourrait prendre alors la main sur ce processus diplomatique ? L’Europe ?
Les négociations sont bloquées. Il y avait une règle d’or auparavant, au moment où nous sommes allés à Madrid : dans les négociations, gare à celui qui se retire de la table. Car c’est lui qui sera accusé de l’échec. Depuis quatre mois, nos délégations avalent des couleuvres, et cela risque de durer. Il y a une grande lassitude, une fatigue profonde et ça peut exploser.
La solution praticable, c’est quoi ?
Deux Etats. Les colons portent la vision de la terre vide, pas de la terre partagée. Les colons n’ont pas pris le pouvoir, ils sont au pouvoir. C’est vrai que cette solution n’est pas très réaliste, mais elle n’est pas encore morte. Mon ami Michel Warschawski m’a dit : “Tu verras, on va se rendre compte que Netanyahou était un homme du centre.”
Qu’attendez-vous du voyage de François Hollande ? Comment appréciez-vous la position de la France sur la question ?
Depuis sept ans que je bataille pour l’entrée de la Palestine à l’Unesco, pour l’inscription du premier site palestinien sur la liste du patrimoine mondial, pour notre candidature au statut de membre du bureau du patrimoine mondial, j’ai reçu des engagements écrits favorables de la France. Il y a une continuité politique dans cet appui : le “oui” pour l’entrée à l’Unesco s’est fait sous Sarkozy et le “oui” pour le patrimoine mondial sous Hollande. Je peux ajouter aussi cette observation : je participe à des débats depuis des années, partout en France ; à chaque fois, dans les salles, je serrais les mains aux mêmes gens. Depuis sept ans, j’entre dans des salles bondées où je ne connais personne. De plus en plus de gens se sentent concernés. C’est un changement aussi fort que le rôle de l’appareil d’Etat. L’empathie a progressé. C’est l’un des bienfaits de la négociation : on a montré qu’il y avait un moyen de partage, pas d’exclusion.
Vous le voyez comme un signe de reconnaissance. Mais vous appartenez à une génération qui a cru en la paix, en un Etat, et qui reste désenchantée par rapport à ce rêve. Quelle leçon en termes de philosophie de l’histoire retenez-vous de ce rêve brisé ?
Nous sommes tous partis d’un engagement qui était strictement nationaliste. Je suis un enfant de réfugiés ; au début, je voulais qu’on me permette de rentrer dans ma maison. Le début de ma politisation était nationaliste. Peu à peu, l’engagement nationaliste est devenu fondamentalement un engagement en faveur du droit. S’il était resté nationaliste, même comme cause juste, il n’aurait pas permis le partage. Cela a été pour beaucoup d’entre nous la principale évolution. C’est cet acquis qui risque d’être menacé si la paix s’effondre ; car la déception sera terrible.
Vous êtes un vrai politique, un négociateur ; mais vous êtes aussi un homme de culture, traducteur de l’œuvre de Mahmoud Darwich. La poésie vous sert-elle à vous écarter du chaos politique ou au contraire vous aide-t-elle à structurer votre combat ?
Les conflits sont des prisons, même pour ceux qui se battent. On est prisonnier d’un conflit. Cela bloque la vie. Il est fondamental, si l’on veut rester vivant, de ne pas fermer les autres registres. Le poète Mahmoud Darwich disait : “Arrêtez d’imaginer que chaque jour où nous nous réveillons, nous pensons à l’occupation.” On pense aussi à autre chose. Le reste relève de la curiosité individuelle. Le fait de se battre tout le temps ne doit pas nous enfermer et nous empêcher d’être le plus ouvert possible en politique. Ce n’est pas étanche. Mais la poésie n’est pas un remède, ni un loisir. L’implication dans autre chose peut être aussi forte. Beaucoup de gens pensent qu’un intellectuel engagé est quelqu’un qui analyse. Je pense plutôt qu’il se bat et prend le temps de la réflexion sur sa façon de faire. L’engagement, c’est de l’action et de la réflexion sur son action, c’est faire un pas de côté par rapport à soi-même, se déplacer et y revenir.
Vous définissez-vous comme cela, un intellectuel engagé ?
Non, je suis davantage dans une résistance ; c’est pour moi la chose la plus noble et la plus belle. Si un jour on dit de moi que j’ai été un résistant, ce sera très bien.
La Palestine expliquée à tout le monde d’Elias Sanbar (Seuil), 100 pages, 8 €
Voyage dans une guerre invisible documentaire de Paul Moreira, Canal+
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