Sur la pointe des pieds, tout en chansons feutrées, la Danoise Agnes Obel s’est mystérieusement imposée en France. Alors qu’elle tourne cette semaine, conversation avec une excentrique aux airs austères.
Sur la pochette d’Aventine, son deuxième album, Agnes Obel apparaît de profil – qu’elle a aquilin –, le visage dans l’ombre, entouré d’un nimbe rougeoyant. Auréolée de succès, c’est sûr (son premier album, Philharmonics, pourtant si peu taillé pour ça, s’est vendu à 200 000 exemplaires en France, et Aventine frôle les 100 000 deux mois après sa sortie), la chanteuse danoise sise à Berlin est certainement un ange. Des cordes (vocales, de violon, de violoncelle, de piano) et de la miséricorde. Lady Glagla triomphant de Lady Gaga dans les charts : c’est le miracle de cet automne 2013.
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On connaît sa musique : des instruments d’orchestre, une voix romantique douce et blanche, des silences, de la lenteur, de la pénombre, de la mélancolie sans concessions ni complaisance. Un genre de folk solennel, au premier degré, foncièrement européen, sans rêve américain. Son premier album s’appelait donc Philharmonics, mais elle était plutôt du côté de la musique de chambre et de chevet. Musique d’avant l’électricité, d’avant l’ère pop. En noir et blanc, avec toutes les nuances de gris. Agnes Obel ne réinvente pas la musique, elle la réhabilite. Parfum d’éternité et ambiance fin de siècle, mais le XIXe plus que le XXe. Ses influences directes sont encore et toujours Erik Satie et Claude Debussy. Dans un entretien en octobre, elle nous confiait que dans la musique vraiment récente, elle avait adoré Roy Orbison (rires)…
Ce qui est assez formidable avec le deuxième album d’Agnes Obel, c’est qu’il n’est pas du tout influencé par le carton commercial du premier. C’est presque la même musique, les mêmes instruments, le même territoire – et on s’y sent chez soi. S’il y a une modernité chez Agnes Obel, qui peut aussi expliquer son succès, elle est nichée au cœur de sa musique, dans l’évidence pop de son écriture, de ses mélodies. Nos oreilles aiment jouer à la poupée avec les chansons, les imaginer habillées autrement, avec des arrangements plus rock, voire triviaux. Et là, on se dit qu’Arcade Fire, Radiohead ou Nick Cave pourraient enregistrer des albums de reprises d’Agnes Obel. Peut-être même que Lady Gaga devrait essayer. S. D.
Quel est ton premier souvenir de chant ?
Agnes Obel – Je ne me souviens pas ne pas chanter : c’est comme si je l’avais toujours fait. Je nous revois, en famille, dans la voiture : je chantais à tue-tête, le visage contre la vitre – parce que j’aimais le son – et mon frère détestait ça. Chanter, ça a toujours été lié au plaisir, à une forme très primale d’expression, c’est très instinctif pour moi… J’adore également triturer ensuite ce chant en studio, le malaxer avec de la musique, enchevêtrer les deux… Je sais exactement ce que je peux faire de ma voix. J’aime quand elle m’échappe, qu’elle sort de mon corps : c’est d’une puissance terrible, je ne peux plus rien cacher… Si ça ne tenait qu’à moi, ma musique serait plus souvent instrumentale – je me souviens de mon enfance avec Debussy ou Satie… Chanter n’est pas une nécessité. Récemment, j’ai souffert d’une pneumonie, je ne pouvais donc pas chanter, j’ai alors composé de très étranges instrumentaux.
As-tu chanté dans des chorales ?
J’ai grandi sans la moindre religion, je n’ai donc jamais chanté à l’église, mais je le faisais sans arrêt à l’école. J’ai suivi toute ma scolarité dans une école expérimentale, où les cours étaient donnés en anglais. Y compris la musique : j’ai donc chanté en anglais avant même de comprendre ce que je chantais ! Quand je réentends ces chansons de l’enfance dont je comprends aujourd’hui les textes, ça me fait un drôle d’effet : j’avais imaginé un sens totalement différent.
As-tu continué à utiliser l’anglais pour ses sons plutôt que pour son sens ?
Maintenant que je parle anglais, je ne sais plus ce qui relève de la sémantique ou tout simplement du son, qui colore quoi… Mais je pense utiliser des mots pour leur sens, parce que j’ai besoin d’écrire… Parfois, quand tout s’effondre, l’écriture est la seule chose qui tourne rond dans ma vie. Ecrire une chanson puis l’enregistrer est cathartique. Mais je serais incapable d’écrire en danois, je serais trop analytique.
Sur tes pochettes, tu sembles très sérieuse, voire austère. Ça ne reflète pas du tout un autre côté de toi plus excentrique, joyeux…
Pour Philharmonics, je voulais que la pochette illustre l’importance de l’enjeu : c’était mon premier album, j’y avais mis toute ma vie, c’était du sérieux ! La pochette devait donc refléter à la fois cette solennité et aussi la tonalité de l’album. La pochette d’Aventine aurait dû être différente, Aventine aurait dû être différent, plus léger… Mais la vie m’a rattrapée, beaucoup de choses sont arrivées, c’est devenu un disque très intime, très personnel, la pochette a à son tour reflété cette ambiance. Elle est prise près de chez moi, près de la pièce où j’ai tout enregistré, elle conforte cette idée de repli.
Tu as une pièce dédiée à la musique ?
Dès que mon copain fait trop de bruit, je m’y réfugie. Elle donne sur le jardin, j’y suis bien, avec mes deux pianos, mon clavier… C’est ma bulle, ma petite île. Je peux m’y isoler des gens, du vacarme, j’adore ce contraste entre cette paix, cette sérénité et l’agitation de Berlin. Ici, j’ai mes petites habitudes, mes rituels pour mettre mon esprit dans les bonnes dispositions. J’aime y être à l’aube, quand tout est paisible, quand je suis seule… Même quand je suis entourée, j’ai tendance à me réfugier dans ma bulle où je n’ai pas à écouter les avis.
Tu considères la musique comme une issue de secours ou, au contraire, un moyen d’affronter la réalité ?
Transformer la laideur, la douleur en beauté, c’est le but des chansons. Je reste spectatrice, curieuse de ce qui m’arrive, mais je ne cherche pas à fuir. En concert notamment, je me perds totalement dans la musique, je sors parfois de scène sans me souvenir de ce qui s’est passé, comme si je revenais d’une transe. Je ne comprends pas du tout ce qui m’arrive alors, c’est très intense, très physique. Je laisse échapper beaucoup d’émotions…
As-tu commencé la musique avec beaucoup d’ambitions ?
J’ai commencé le piano à 6 ou 7 ans, je m’amusais, je n’avais aucune ambition. Dans ma classe, d’autres gamins semblaient obsédés par le Conservatoire. Pas moi. A 17 ans, j’ai fait un stage dans un studio d’enregistrement de Copenhague et un musicien du coin est venu y enregistrer un album solo, avec ses propres compositions. Ça a été une révélation : je pensais jusqu’alors que la musique, c’était forcément jouer les partitions des autres. Et lui, il racontait ses propres histoires, comme un livre : je me suis dit que ça avait l’air vraiment cool, qu’il fallait que je tente le coup. Voilà pour mes ambitions (rires)…
Maîtrises-tu tout ce qui t’arrive, les attentes, les tournées, les récompenses ?
Ça a été un peu étouffant à l’époque de Philharmonics car je me suis mise à voyager sans la moindre pause. Comme je suis incapable de composer hors de chez moi, ça a parfois été frustrant. Mais je ne me suis jamais sentie exploitée, je contrôle toutes les décisions, on ne m’a jamais fait porter des vêtements que je n’avais pas envie de porter (rires)… C’est un peu compliqué d’être juste une artiste, et pas une femme artiste… On parle de votre physique, on vous compare obligatoirement à d’autres femmes, on limite d’entrée votre champ de possibles. A mes débuts, j’ai souffert de cette attitude qui consistait à me considérer comme la chanteuse, jamais la compositrice. “Elle est jolie, la chanson, tu la joues très bien au piano, mais elle est de qui ?”
Quel souvenir gardes-tu des groupes de rock auxquels tu as participé ?
C’était vraiment histoire de traîner et de s’amuser, ces groupes. A chaque fois, j’étais la moins motivée, la moins ambitieuse du groupe, sans doute parce que la musique ne me parlait pas et qu’inconsciemment, je pensais déjà faire des chansons en solo. Suivant les groupes, je jouais de la basse, du piano, je chantais.
Quelle enfance as-tu eue ?
J’étais une bonne écolière, dans une école joyeuse. Il y avait toujours de la musique à la maison. Ma mère, avocate, jouait du piano classique et mon père, fan de jazz, collectionnait les instruments. Et pourtant, jamais personne n’aurait envisagé faire de la musique son métier. Ce n’était pas la mentalité de la famille.
A quel moment la musique est-elle devenue ton truc et plus celui de ta famille ?
Avec le Dummy de Portishead. Cet album m’a littéralement obsédée, et tout ce son de Bristol en général. Adolescente, j’avais l’impression qu’il m’appartenait, qu’il me résumait. Ce mélange de mélancolie et de rêverie… Il y avait aussi Björk qui démarrait, j’adorais également les Cocteau Twins.
Que cherchais-tu en quittant la maison familiale de Copenhague pour t’installer à Berlin ?
Ça a peut-être été le seul acte de rébellion de ma vie… Je cherchais à me trouver, sans la pression constante de mes proches. Il y avait tellement d’opinions et de critiques à prendre en compte au Danemark… J’ai découvert la paix et la liberté en arrivant à Berlin. En quittant mon confort, mes habitudes, je cherchais peut-être à enfin être juste anonyme.
Après le triomphe de ton premier album, tu aurais pu tout faire dans le second : enregistrer au bout du monde ou avec un orchestre symphonique. Pourtant, tu es revenue à la case départ, à ta salle de musique, à ton piano…
(Rires)… Pendant la longue tournée de Philharmonics, je rêvais de refaire de la musique, j’avais plein d’ambitions pour le second album. Et quand je suis revenue à la maison, j’ai commencé à simplifier tous ces vastes projets. J’avais des idées très élaborées et finalement, je me suis retrouvée à nouveau seule, avec mes intuitions… Pendant des jours, je n’ai fait que jouer du piano, je ne voulais même plus chanter. Dans ma tête, il devait y avoir abondance. Mais rien ne s’est passé comme prévu dès lors que je suis revenue dans ma bulle. Pour le grand album ambitieux, il faudra sans doute attendre le prochain !
propos recueillis par JDB
album Aventine (Pias)
concerts ce soir à Paris (Trianon), puis le 8 avril à Strasbourg, le 9 à Lille, le 11 à Nîmes, le 12 à Dijon et le 14 à Paris (Grand Rex)
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