Beaucoup prédisaient à Montréal un destin semblable à celui connu par Seattle : une hype indécente, des groupes qui fleurissent aux quatre coins du Mile End et une inévitable période de dépression après une dizaine d’années de radiances et d’inventions. Mais à l’image du Festival de Jazz de Montréal, qui fêtait sa 38ème édition début juillet, la ville continue à cultiver son esprit créatif et la diversité de son offre musicale.
« Viens, on plaque tout et on part s’installer à Montréal ». Dans leur quête de PVT, de grands espaces (verts), de loyers corrects
et de dépaysement raisonnable en territoire francophone, les Français qui choisissent Montréal sont de plus en plus nombreux à installer leur bonne humeur retrouvée sur le Plateau. Dans cet ancien quartier ouvrier adossé au Mont Royal, les conversations tournent autour des souvenirs plus ou moins lointains de la ligne 13 du métro parisien et évoquent la France comme on se souvient d’une autre vie. Les plus déterminés tentent de s’approprier l’accent québecois en descendant des broues ou des clamatos au bar du coin.
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« Booba, c’est aux Francofolies de Montréal qu’il est invité, pas à celles de la Rochelle. Pourquoi ? «
Parmi les raisons qui poussent autant de Français à téléporter leurs envies d’ailleurs à Montréal, l’ouverture d’esprit et le positivisme s’imposent comme les principales évidences dès l’atterrissage à Trudeau. Deux dimensions parfaitement incarnées par la vitalité culturelle d’une ville qui propose une liste impressionnante de festivals tout au long de l’année. De l’Igloo Fest à Osheaga, des Nuits d’Afrique à M Pour Montréal, des Francos à Oumf, ces événements offrent de larges détours vers les musiques indé, tout en célébrant les cultures populaires et indépendantes. Une formule en rapport avec l’époque et qui n’a rien d’exceptionnel en soi, mais qui continue d’exciter certains esprits conservateurs lorsqu’elle est appliquée en Europe. Il n’y a qu’à se retourner vers l’accueil flippant réservé à Kanye West lors de sa programmation à Glastonbury en 2015, ou vers la réaction de certains musicos immobiles quand Booba s’est ramené en tête d’affiche des Eurocks cette année. Jean-Paul Roland, le boss des Eurockéennes, était alors venu remettre les tibias sur les i dans une interview percutante pour Sourdoreille :
« On est là pour prendre le pouls des musiques populaires. Et aujourd’hui, c’est le hip-hop. C’est lui qui dit quelque chose de nos sociétés. Sa résonance est partout. Se priver de ce pan culturel, cela n’aurait pas de sens pour moi. Booba, c’est aux Francofolies de Montréal qu’il est invité, pas à celles de la Rochelle. Pourquoi ? C’est quoi le problème en France ? »
Joey Bada$$ et Feist, roi et reine du Festival de Jazz de Montréal
Organisé à quelques jours d’intervalle mais dans le même périmètre que les Francos, le Festival de Jazz de Montréal offrait cette année le plaisir d’une programmation ouverte à souhait. Avec une double leçon de rythme en bonus. D’abord délivrée par la légende Tony Allen (qui a eu la bonne idée de reprendre le répertoire d’Art Blakey), puis en compagnie d’Anderson .Paak, véritable héros de l’édition 2017 du festival pour un concert gratuit et transpirant en plein cœur de la ville. Mais avant d’aller se frotter aux dizaines de milliers de spectateurs entassés devant l’élégance supérieure du Californien, on avait profité des différents rebondissements de la programmation pour confirmer la fluidité des différents styles invités par le plus grand festival de jazz du monde. Depuis sa première édition en 1980, le FIJM a su s’imposer en s’adaptant aux révolutions des industries du spectacle et de la musique
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Entre les concerts gratuits organisés sur la Place des Arts et l’offre payante déployée au Club Soda, au Métropolis ou dans le vertige impressionnant de la salle Wilfrid Pelletier, l’événement accorde le jazz au rock en passant par le rap. Sans fausse note. L’un des grands moments de l’édition 2017 restera le festival de Feist, venue présenter sa magnifique transformation sur Pleasure : son premier album publié en six ans et qui éteint les lumières pop de l’époque des synchros pub.
Ce soir-là, la Canadienne n’a pas quitté sa guitare pour une performance incroyable de maîtrise et d’euphorie rentrée. On se demandait comment la chanteuse allait pouvoir assumer la liberté de ses nouvelles compos. Devant l’éventail rose qui scintillait en fond de scène, elle est apparue conquérante et sûre d’elle pour évoquer des sentiments larges et contradictoires, déjà expérimentés chez Air, Local Natives, Janis Joplin ou Ludus. On se demandait aussi si Feist allait assumer son histoire et les tubes sempiternels qui accompagne sa réputation depuis le milieu des années 2000 et la mondialisation de ses petits pas chassés sur le tapis roulant de l’ère Myspace. Opération réussie avec succès devant un parterre de danseurs encore plus heureux qu’elle et une standing ovation méritée.
Si Feist a prouvé qu’elle pouvait concilier son existence pop et ses désirs d’expériences dans un même geste, Joey Bada$$ n’a pas trop eu à se fouler pour retourner le Métropolis en entonnant ses hymnes générationnels, repris par une foule toute acquise à sa cause. Le rappeur a a encadré son show par Ses deux gros tubes : Land Of The Free et Devastated. Sur l’instant, on peut certainement reprocher à Joey Bada$$ d’un peu moins se dépenser sur scène qu’à l’époque où percer était encore un combat de tous les instants. Mais comment lui en tenir rigueur quand on voit à quel point ses fans sont déterminés à faire le travail à sa place en assurant tous les backs ?
En bon diplomate, Joey Bada$$ n’a pas oublié de dédicacer Peter Sagar en plein concert. Plus connu sous l’alias Homeshake, le musicien montréalais est l’auteur de la boucle parfaite qui enrobe Love Is Only A Feeling : l’un des meilleurs tracks joués par Joey Bada$$ au Métropolis et déjà présent sur Midnight Snack, l’un des disques indispensables de l’année 2015. Sur cet album comme sur le suivant, l’ancien guitariste de Mac DeMarco livre la B.O parfaite de l’état d’esprit qui souffle sur la ville.
Encore plus relax et détendu que le regard baveux des vicelards qui traînent au Café Cléopâtre, Homeshake figure parmi les projets les plus excitants qui pullulent sur les bords du Saint-Laurent.
Depuis le début des années 2000, Montréal alimente en flux tendu les playlists des amateurs de rock et de musique indé et un canal direct semble connecter les groupes du Mile End et les oreilles des rédacteurs de Pitchfork. Homeshake est l’un des derniers d’entre-eux. Mais le désordre chronologique, on peut citer des artistes comme Half Moon Run, Grimes, Mac DeMarco, Arcade Fire, Kaytranada, Patrick Watson, TOPS, Duchess Says, Suuns, A-Trak, Chromeo, Majical Cloudz, Ought… Tous sont apparus à Montréal depuis le changement de millénaire. Et on n’a pas fini de parler de l’arrivée en force du nouveau rap québécois.
Pourquoi Montréal ne connaîtra pas le même destin que Seattle
Comment expliquer cette hype qui dure depuis le début des années 2000 autour des groupes de Montréal ? Il y a deux ans, Laurent Saulnier, journaliste repenti et programmateur du Festival de Jazz de Montréal depuis plus de quinze ans, expliquait le phénomène en ces termes :
“Montréal est une des villes les moins chères d’Amérique du Nord, c’est une dimension qui joue beaucoup dans le rayonnement de la scène anglophone. Les jeunes n’ont pas besoin d’empiler trois jobs pour payer leurs études, leur loyer et leurs sessions de répétitions. Au début des années 2000 j’avais un peu peur que Montréal se transforme en une deuxième Seattle mais finalement les groupes continuent à sortir depuis bientôt quinze ans !”
En ce qui concerne la formalisation de la musique, il semblerait que les considérations étriquées soient restées bloquées au 20ème siècle ou prisonnières du bug de l’an 2000. Un projet hybride entre rock slacker et r’n’b FM comme celui défendu par Homeshake n’aurait sans doute aucune chance d’être exposé s’il voyait le jour dans la France qui condamne l’idée d’un feat entre Booba et Christine and The Queens et moque la voix de Benjamin Biolay sous autotune.
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Du rap bilingue défendu par Loud à la musique traditionnelle inuit, tous les mélanges et toutes les expressions semblent envisageables dans le Montréal de 2017. En dehors d’Anderson .Paak, Feist, Tony Allen ou Joey Bada$$, le Festival de Jazz de Montréal invitait cette année le chant de gorge mystique de Tanya Tagaq, une vocaliste inuit qui reprend Nirvana en douceur quand elle ne racle pas au plus profond de ses cordes vocales pour sortir des sons gutturaux que vous n’entendrez nulle part ailleurs qu’au pied des montagnes du Nunavut.
En vrai, c’était un peu flippant mais on n’imagine pas quelle grosse machine événementielle française serait capable de proposer autant de risques et de variations tout en restant fidèle à son impératif de rassemblement. Même en 2027.
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